Viejo, solo y puto
Le décor qui reçoit le spectateur est un labyrinthe d’étagères d’où nul n’échappera. Celles-ci offrent aux personnages — les deux frères propriétaires de la boutique, mais dont un seul est diplômé ; le représentant médical et ses deux amies travesties — une riche panoplie de médicaments qui se marient divinement avec l’alcool qu’ils ingurgitent… sans parler des injections diverses pratiquées sur les deux « filles ».
« Si je mélange pas, je fonctionne pas », dit l’une d’elles. Les cocktails sont détonants et font peu à peu leur effet… Désirs, frustrations, rapports de force, rapports d’argent… tout est là, devant nous, jusqu’à ébullition.
Nous sommes pratiquement dans la pharmacie. Il fait nuit. Nous assistons à ses petits désastres, aux émotions qui y éclatent, au désespoir qui en sourd.
L’œuvre, nous dit Sergio Boris, est née de l’invention d’un espace d’expérimentation théâtrale et humaine, existentielle : cette arrière-boutique. Pendant deux ans, il y a fait évoluer, répéter, improviser, dériver ses acteurs, jusqu’à atteindre à ce parfait déséquilibre qu’il nous donne à voir, et qui est tout à la fois hyperréel et métaphorique.
Le titre, d’ailleurs, ne renvoie à aucun personnage en particulier, mais peut-être à un quartier de la ville, à une zone, ou à notre monde en déliquescence…
Et nous voici remis à notre place : voici notre mal-être, nos pis-allers, nos béquilles, nos combines. Nos fêtes piteuses.
L’extraordinaire qualité du spectacle tient pour beaucoup, me semble-t-il, à ce tour de force du metteur en scène et dramaturge : il crée pour nous le coup de poing métaphorique, la parabole hyperréaliste.
Nous sommes au pied de la lettre et au cœur de l’interprétation de nos vies. Le texte est précis, cinglant. Il appuie avec justesse où ça fait mal, sans se priver d’ironie. Les acteurs déroulent leur jeu puissant et fragile à la fois, entre drame et dérision. La musique est utilisée avec parcimonie. Elle invite à danser dans le labyrinthe, entre deux éclats, entre deux sordides trafics (la pharmacie n’est-elle pas le lieu où la médecine se fait commerce ?).
Les corps, bien sûr, sont omniprésents. Ils affirment leurs différences. Ils sont tendres, violents, tour à tour ; ils s’aiment, ils luttent. Ils se dénudent pour recevoir les piqûres, ils saignent, ils se cabrent de malheur et d’abandon, ils se dissimulent aussi pour se préparer, se maquiller, dans une sorte de cabine d’essayage de la vie.
La parole est tantôt retenue, presque chuchotée, tantôt éructée, obsessionnellement répétée. En son cœur, il y a le changement : « Ça change ou ça ne change pas ? », insiste un personnage en enfilant une blouse de pharmacien. Ça change, mais rien ne change, ou plutôt le changement renforce le rien, le néant de ces vies. La blouse — et le diplôme — exacerbe les rapports de pouvoir; les injections d’hormones enfoncent un peu plus les deux « filles » dans leur désespoir. Tout est perdu et tout se rejoue. Le crescendo de la pièce n’est qu’un moment de l’éternel retour du même pharmaceutique. Il n’y a plus que le silence, tranchant, révélateur, pour résister.
Fondu au noir. Fin du spectacle. Admirable.
Réservations :
www.kfda.be/fr
Billetterie : cinéma Marivaux, ouverte de midi à 19 heures.
98 boulevard Adolphe Max
1000 Bruxelles
T +32 (0) 70 222 199