Dans Violence and Son , adaptation d’une fresque sociale de Gary Owen à voir jusqu’au 21 janvier au Théâtre de Poche, Jean-Michel Van den Eeyden nous fait passer par un panel d’émotions, à commencer par le rire. Attention, humour caustique !
Gary Owen est un dramaturge et scénariste gallois à qui l’on doit Iphigénie à Splott , qui mettait en scène une jeune femme toxicomane luttant pour survivre à Cardiff. Avec Violence and Son , il nous emmène dans les Valleys, un autre quartier défavorisé du Pays de Galles. On est ainsi plongés dans l’intimité d’une maison ouvrière où vivent Liam ( Adrien De Biasi ), 17 ans, et son père Rick ( Jean-Luc Couchard ). Liam y a emménagé six mois auparavant, après avoir perdu sa mère alcoolique, emportée par la maladie. À la naissance de Liam, Rick n’avait pas voulu assumer son rôle de père et c’était elle qui s’en était occupée jusqu’à sa mort. Rick est un homme violent, surtout quand il boit trop, et cela lui arrive souvent. Archétype du « mâle dominant », il se vante d’inspirer la peur tout autour de lui et d’assurer de ce fait la sécurité de son foyer. Malheureusement, son propre fils n’échappe pas à ses coups ni à la menace qu’ils représentent.
Au milieu de la scène, un canapé Chesterfield sert de repère spatial et de véritable centre névralgique. En effet, toutes les interactions du spectacle auront lieu dans ce salon, sur ou autour du canapé. Au fond, trois ilots amovibles affublés chacun d’une porte : deux chambres et la porte d’entrée. Derrière l’ilot central, on devine la cuisine, notamment grâce à des bruitages de fracas d’assiettes. L’ingéniosité du décor réside dans sa modularité qui le rend dynamique. Les ilots sont ainsi progressivement rapprochés, parfois déplacés au gré de l’évolution de l’intrigue. L’éclairage, dirigé vers la scène, est éteint, puis rallumé à chaque changement d’acte. Ces transitions rythment le récit et s’accompagnent d’un interlude musical le plus souvent extradiégétique, tantôt instrumental, tantôt issu du répertoire de la pop anglo-saxonne. Un éclairage secondaire sur scène permet d’ajouter une dimension supplémentaire (nocturne, orageuse) à certains moments. Ce cadre en quasi huis clos nous permet de nous concentrer sur les dialogues entre les personnages, qui recèlent toute la richesse de l’œuvre.
Liam revient d’une conférence sur Doctor Who 1 . Il est accompagné par une amie, Jen (interprétée par Léone François, très juste, très naturelle). Jen lui plait, et il espère que c’est réciproque. Le problème, c’est que Jen a déjà un petit copain, Jordan, et en plus, Liam ne sait pas trop comment s’y prendre pour lui exprimer ses sentiments. Heureusement, Jen a l’air plus expérimentée et comprend vite la situation. Elle parvient à mettre des mots dessus. Elle dit à Liam qu’elle l’aime bien, mais qu’il faut d’abord qu’elle quitte Jordan avant de se mettre en couple avec lui. Bref, les deux adolescents discutent calmement à propos de leur relation et l’histoire commence donc plutôt bien.
Mais voilà qu’apparaissent les deux autres personnages de la pièce : Rick, le père, qui va venir ajouter son grain de sel à coups de conseils de bas étage, et sa petite amie Suze (Magali Pinglaut). On remarque directement un décalage entre les deux générations : un décalage de langage, et plus largement un décalage de propos qui traduisent des conceptions et des valeurs très différentes ; l’une moderne, portée par une Jen sûre d’elle, bien dans ses baskets, et l’autre, celle de Rick, baignant dans le sexisme et le machisme. Entre les deux, il y a Suze, qui tente de modérer les propos de Rick, mais ne s’en écarte pas toujours nettement, et Liam, qui parait complètement perdu, comme s’il naviguait dans une coquille de noix.
Liam entretient une relation ambigüe avec son père qu’il ne connait que depuis six mois. Son père, c’est tout ce qui lui reste, c’est sans doute pour cela qu’il s’accroche à lui, à ce qu’il représente, malgré ses nombreux torts. À travers leurs discussions, Violence and Son aborde tout d’abord le thème de la transmission. Ici, elle est vue comme un fardeau dont Liam peine à se détacher. Mais le personnage de Rick, bien que très caricatural, n’est pas pour autant dépourvu de nuances. C’est une brute, mais il manifeste des sursauts de bienveillance à l’égard de son fils. On imagine qu’il a lui-même reçu une éducation défaillante et qu’il fait ce qu’il peut avec son propre héritage culturel.
La pièce aborde par ailleurs d’autres thèmes très difficiles : la violence (domestique), les agressions sexuelles et le consentement... En filigrane, c’est aussi une démonstration du déterminisme social. Ce qui est désarçonnant, c’est que l’humour est pourtant omniprésent. On rit à gorge déployée face à la maladresse de l’un et à l’énormité des propos de l’autre. Les comédiens dégagent une énergie incroyable. Jean-Luc Couchard, aperçu notamment dans Dikkenek , est phénoménal. Il joue si bien le rôle de Rick qu’on dirait qu’il a été écrit pour lui. Difficile de ne pas céder au rire, même s’il frôle le malaise. Notons que quelques passages – sans doute les plus graves – y échappent. Toutefois, il ne serait pas étonnant que cette approche heurte la sensibilité de certains spectateurs.
Sans trop en dévoiler, on peut dire que Violence and Son , après nous avoir donné de l’espoir quant aux choix posés par les protagonistes, nous laisse un goût amer. Le dénouement est joliment illustré par une scène de danse lors de laquelle la musique devient intradiégétique et dans laquelle le fils imite le père. C’est déjà une réussite que de faire passer autant d’émotions dans une même œuvre. À part une pointe de longueur ressentie vers les deux tiers du spectacle, le rythme est soutenu et la tension monte, notamment grâce au mécanisme du décor qui se resserre en même temps que le déterminisme social affecte Liam.