Pour la première fois dans l'histoire du théâtre de Poche , on y retrouve une adaptation d'œuvre classique. Encore que cette version survoltée du Songe d'une nuit d'été par la Compagnie Point Zéro diffère largement de ce à quoi « classique » peut faire référence, exacerbant le côté déluré de la pièce shakespearienne dans un spectacle de marionnettes aux allures de rave party .
La pièce se passe dans l'antique Athènes : alors qu'on prépare les noces d'Egée et d'Hippolyte, un drame amoureux a lieu. Hermia aime Lysandre, mais son père veut la marier à Démétrius, lui-même aimé d'Hélène. Hermia et Lysandre s'enfuient dans un bois voisin ; Démétrius suit Hermia, Hélène suit Démétrius. Mais la nuit va révéler quelques surprises : les fées qui peuplent le bois décident de s'amuser un peu avec les humains, créant et défaisant des relations, lâchant la bride à des expériences et des désirs refoulés. Le Songe d'une nuit d'été met en scène une frontière fluctuante entre rêve et réalité, entre ce qui est permis et interdit. C'est une pièce étrange, dont il est difficile de faire quelque chose de réellement nouveau.
Il faut assurément une certaine audace pour adapter un classique du théâtre comme Shakespeare. Le parti pris de l'amener dans un univers complètement différent relève même du culot... et c'est bien de culot dont il est question dans cette version du Songe d'une nuit d'été de Jean-Michel D'Hoop et de la Compagnie Point Zéro. Même si l'affiche laisse encore planer le doute sur la possibilité d'un univers féérique dans des bois enchantés, la présentation de la pièce affirme son originalité de but en blanc : des marionnettes géantes, un mélange des genres, une comédie mettant en scène les fantasmes les plus inavouables. Cherchez un peu plus loin, vous verrez sur quelques photos promotionnelles un Puck en bas résille, une Titania en drag-queen, robe et talons à plateforme vert fluo, et des fées habillées de cuir et de latex.
Cette adaptation n'a rien de conventionnel, ce qui ferait probablement grimacer quelques puristes ; d'autant plus parce qu'on le transpose à un univers underground et festif bien loin du théâtre consacré. Pourtant, le texte Shakespearien n'en est pas absent, au contraire, puisqu'il fait régulièrement irruption dans les dialogues – souvent quand on ne l'attend plus – occasionnant des ruptures dans le rythme... mais cela ne fait qu'exacerber l'aspect décalé de la modernisation, en rappelant sans cesse les attentes que la pièce est censée susciter chez le public.
Mais pourquoi moderniser une œuvre à laquelle on confère bien volontiers un caractère de perfection, que ce soit en termes de langue ou de symbolique – perfection en soi indéniable ? On en revient à des interrogations fondamentales à la question de l'adaptation, particulièrement quand il s'agit d'œuvres classiques. Est-il pertinent de reproduire une création au plus proche de sa production originale d'époque, ou est-il plus important de la transposer en l'adaptant à un public, à des codes culturels et artistiques qui ont radicalement changé depuis... au risque de prendre des libertés, « dénaturant » d'une certaine façon l'original ? Déclamer du Shakespeare tel quel, c'est risquer d'enfermer une pièce dans un élitisme absent de la version d'origine – rappelons que le théâtre, au XVIIe siècle, regroupait toutes les classes sociales – mais aussi de figer une certaine compréhension du texte.
Et dans le cas de Songe d'une nuit d'été , c'est là que le bât blesse. Car cette comédie... est une comédie, et forcément, elle n'est pas très sérieuse. C'est « un genre de vaudeville féérique » où des jeunes gens se trouvent soumis aux jeux fous et un peu pervers de créatures païennes, ainsi transportés dans un espace où tous les fantasmes deviennent permis.
D’une certaine façon, le processus de canonification d'un auteur rend automatiquement l'œuvre, dans l'imaginaire collectif, non seulement sérieuse, mais également intouchable. Paradoxalement, ces œuvres sont omniprésentes dans la pop culture ; du cinéma le plus populaire à la chanson, en passant par la bande dessinée et le cinéma d'animation, les pièces de Shakespeare notamment semblent faire office de canevas autour duquel chacun·e peut broder pour en faire sa propre version. Ces œuvres appartiennent à tout le monde, et ça tombe bien, car Shakespeare lui-même reprenait allègrement des textes le précédant pour les adapter à sa sauce. On en voit d'ailleurs un exemple dans le Songe d'une nuit d'été , où une troupe de comédiens (supposés, paraît-il, singer originellement une troupe adverse à celle de Shakespeare) joue Pyrame et Thisbé, une des Métamorphoses d'Ovide qui inspira Roméo et Juliette .
Plutôt que de mettre en avant les différences entre une œuvre de référence et sa version modernisée, il est plus intéressant de se demander quelle est l'intention, l'atmosphère que l'auteur·rice a tenté de mettre en place, et de quelle façon celle-ci peut être transposée en tenant compte des code culturels de son propre temps. Pour ces raisons, la version aux limites du grotesque de la Compagnie Point Zéro est particulièrement convaincante . Cela étant, les choix posés par Jean-Michel D'Hoop en termes de mise en scène dépassent largement la simple envie de secouer un classique un peu défraîchi. Au contraire, ses transgressions manipulent avec beaucoup d'intelligence les codes du théâtre shakespearien pour nous offrir une comédie vibrante, clownesque, déstabilisante mais également pleine de poésie.
La pièce est censée se dérouler à Athènes, et l'on découvre nos personnages principaux dans un décor assez sobre, composé principalement d'un ensemble de vitres teintées dissimulant l'arrière-scène – tout ce que l'on voit derrière prend une apparence d'ombres. Les premières interactions entre les personnages posent les bases de l'intrigue et des liens entre les protagonistes. C'est drôle, un peu lourd, cocasse, mais relativement prévisible... jusqu'à ce qu'Hermia et Lysandre s'endorment dans les bois, permettant l'entrée en scène de Puck, en lutin androgyne, et d'un Obéron, roi des fées en drag, tous deux dansant sur de la musique électro. Quoi de mieux pour illustrer la catharsis la plus totale, la désinhibition qu'exprime le Songe d'une nuit d'été qu'une rave party ? Quoi de plus juste dans l'expression de la liberté fulgurante que la fluidité des codes de genre ?
Il ne faut pas aller bien loin dans l'œuvre de Shakespeare pour y retrouver le thème du travestissement et du jeu sur les codes masculins et féminins puisque son théâtre en est truffé : La Nuit des rois bien sûr , Le Marchand de Venise, Les Deux Gentilhommes de Véronne , et j'en passe. En plus d'un ressort scénaristique qui ouvre la possibilité à des quiproquos et rebondissements vaudevillesques, il met en lumière les ficelles du théâtre tel que le dramaturge le connaissait, en particulier l'interdiction pour les femmes d'être comédiennes. Quand on garde à l'esprit que dans la Nuit des Rois, la jolie Viola, qui prend l'apparence d'un jeune homme, est elle-même jouée par un adolescent, la pièce prend directement une dimension autotélique non négligeable. Elle reflète une notion de theatrum mundi chère à Shakespeare, exprimée dans le fameux « the world’s a stage » dans Comme il vous plaira : « Le monde entier est un théâtre,/ Et tous, hommes et femmes, n'en sont que les acteurs;/ Ils ont leurs entrées et leurs sorties,/ Et un homme dans le cours de sa vie joue différents rôles... » De l'idée selon laquelle chacun·e joue un rôle dans sa propre vie à la conception du genre comme une performance, il n'y a qu'un pas... allègrement franchi dans cette adaptation. Sans compter que reprendre l'imagerie des drag-shows et de la scène underground ouvre la possibilité à un jeu très riche sur les codes camp et son esthétique du kitsch, du mauvais goût et de l'ostentatoire qui se marie admirablement avec le propos et la thématique de la désinhibition.
Ainsi, selon les mots de Jean-Michel D'Hoop :
Et bien entendu, le changement le plus manifeste dans ce Songe d'une nuit d'été : les marionnettes. Il s'agit d'un matériau avec lequel D'Hoop est à l'aise , puisqu'il en a fait sa spécialité et celle de sa compagnie et anime des cours et stages de marionnettes. Les pantins sont à taille humaine et leurs membres se confondent avec ceux de leur (voire leurs !) manipulateur·trices, ce qui participe à les humaniser autant qu'à renforcer le décalage entre les marionnettes, colorées, au visage à la fois figé et caricatural, et les comédien·nes qui les animent. Ces derniers, plus que des simples manipulateur·trices, sont acteur·trices à part entière de la pièce, interagissent avec les marionnettes, entre elles et eux, et même parfois avec le public. Cette astuce de mise en scène contribue à créer une profondeur de jeu entre mise en abyme et propos sous-jacent sur la relation entre humain et objet, animé et inanimé. De la même façon que l'utilisation de la transparence dans le décor invite à considérer l'arrière-plan comme une présence fantomatique, les comédien·nes sont comme une ombre pour leurs pantins, leur jeu parfois en cohérence mais parfois aussi en décalage flagrant avec les expressions des personnages. Profondeur des émotions, inconscient mis en scène de façon détournée, expression de genre changeant au même rythme que les manipulateur·trices d'échangent leurs marionnettes. La mise en scène est d'une richesse incroyable. D'autant plus que l'utilisation de marionnettes porte avec elle des attentes liées au genre traité avec un décalage flagrant, et au côté clownesque et enfantin sera confronté un autre, plus grotesque, voire trash.
Dès le début, Egée et Hippolyte arrivent sur les planches, ridiculement minuscules dans leurs luxueux fauteuils, avec des voix aux expressions exagérées et parlant un franglais un peu bouffon ...l'une maintenue en laisse par l'autre. D'ailleurs, si les décors sont relativement sobres (par rapport à la saturation esthétique et scénique globale), les personnages sont affublés de tenues non seulement colorées et loufoques , mais aussi et surtout d'éléments tels que des harnais ou des pantalons en cuir – tant qu'à aller à fond dans l'expression de fantasmes, autant faire un petit détour par le BDSM. Plutôt pertinent dans une pièce dans laquelle Hélène supplie Démétrius de la traiter comme il traiterait son chien.
C'est par ailleurs un apport considérable en termes de complexité de jeu, particulièrement lorsqu'on verra des marionnettes interagir avec les comédien·ne·s, ou lorsqu'elles vont carrément changer de manipulateur·trice·s. Comme l'explique Jean-Michel D'Hoop,
Les marionnettes, à la fois accessoires et personnages, apportent une corporalité indéniable à la pièce. Grâce au travail admirable de Loïc Nebreda, elles ont une allure vraiment singulière, expressive et carnavalesque. Et semblent tenir place d' alter ego déformé et grotesque de leurs manipulateur·trice·s, d'autant plus que, au fil de la progression chaotique de la nuit d'été , elles sont de plus en plus débraillées. Et c’est bien cette exagération qui rend la pièce si savoureuse.
Au final, comme le dirait Puck, tout cela n'était qu'un songe, dont la version horripilera certain·e·s. Mais peut-être peut-on en tirer la conclusion de ne pas tout prendre au sérieux. Décloisonnons le théâtre, secouons les classiques, et laissons-nous surprendre par des réécritures complètement nouvelles telles que celle-ci.