Vitrival et le cinéma réaliste
Anatomie d'un 7e art du réel

Parfois réduit à une vision fragmentaire d’une réalité imposée, voire lissée, le cinéma réaliste connaît un regain d’intérêt. Sans se confondre avec le documentaire, le genre propose des clés de lecture de notre société. Décryptage d’un phénomène en prise avec le réel à travers les regards du duo de réalisateur·ices de Vitrival, Noëlle Bastin et Baptiste Bogaert.
« Le réalisme au cinéma ? C’est partir du monde pour mieux y revenir, exprime Noëlle Bastin. C’est ce que me font ressentir les films réalistes. » Le duo Bastin-Bogaert revient de l’International Film Festival Rotterdam (IFFR) où les réalisateur·ices ont présenté leur premier long-métrage Vitrival: The Most Beautiful Village in the World, sélectionné dans la Tiger Competition. Dans la salle obscure du Pathé de Rotterdam, la projection a attisé empathie, rires et curiosité. Lors de la session de questions-réponses qui suit, l’audience semble en effet intriguée de savoir où se situe la frontière du réel avec le quotidien du village wallon dépeint dans Vitrival.
Bien qu’ancré dans le réalisme, le film ne fait pas office de documentaire paisible sur des banalités de la vie rurale. Cette fiction suit les aventures de Benjamin et de « Petit Pierre » : deux cousins agents de quartier qui patrouillent dans leur village natal, sur des airs de Radio Chevauchoir, la radio locale. Alors que de mystérieux graffitis de phallus pullulent sur les murs du village, une épidémie de suicides enterre habitant après habitant.

On doit avouer que notre présence à cette projection bien (trop) matinale n’est pas fortuite car, comme la coréalisatrice du film Noëlle Bastin, nous sommes aussi originaires de ce patelin niché entre Namur et Charleroi. Et alors que nos voisin·es de sièges se demandent à quel point Vitrival colle à la réalité de Vitrival, le village, pour nous, aucun doute : le long-métrage se révèle une véritable carte postale pittoresque et humoristique prise au plus près des Vitrivalois·es (les Catoulas, comme on dit en wallon). Et ce, saison après saison.
Si Vitrival ne verse pas dans le documentaire, le scénario se base sur le réel, le vrai. Les fêtes villageoises, la Marche Royale Saint-Pierre (véritable tradition folklorique des communes de l'Entre-Sambre-et-Meuse), les points de vue sur le patelin que nous offre la caméra, mais aussi les personnages. Le médecin du village, aussi bourgmestre de la commune mère de Vitrival, joue son propre rôle, comme d’autres habitant·es filmé·es chez elleux. « Le scénario de Vitrival s’est adapté aux rencontres et aux éléments fictionnels qu’on a insérés dans le film au fur et à mesure, retrace Baptiste Bogaert. C’est le cas pour les lieux, les ambiances, les personnages. On a par exemple rencontré plusieurs policiers pendant l’écriture. Ensuite, nos acteur·ices les ont rencontrés à leur tour. »
La fiction pour se rapprocher du réel
Tisser avec le réel sans chercher à tout prix l’unique fil narratif qui donnera l’illusion d’un monde réel : c’est le créneau choisi par Noëlle Bastin et Baptiste Bogaert. Dans chacune de leurs réalisations, le duo de cinéastes a toujours dans sa ligne de mire d’observer ce qui façonne notre époque et comment elle nous modèle. « Pour nous, la fiction est un outil permettant de montrer et de comprendre le réel, exprime Noëlle Bastin. C’est ce qui explique que nos films sont souvent marqués par un travail en plans-séquence et la collaboration avec des acteur·ices non-professionnel·les. On les a filmé·es dans leurs propres habitations car on voulait interférer le moins possible dans la manière dont les Vitrivalois·es vivent et dont ielles occupent le village. »

Une caractéristique reprise par une autre jeune réalisatrice du réel, française cette fois, avec qui on ne peut s’empêcher d’opérer des liens. Dans son premier long-métrage Vingt Dieux – qui a notamment raflé le Prix de la jeunesse « Un certain regard » lors du dernier festival de Cannes –, Louise Courvoisier a uniquement travaillé avec un casting non-professionnel pour raconter l’histoire de Totone. Tout juste majeur, ce jeune Franc-comtois passe le plus clair de son temps à boire des coups et à écumer les bals du Jura avec sa bande de potes. Mais après le décès de son père, la réalité le rattrape. Il doit s'occuper de sa petite sœur de sept ans et pour gagner sa vie, il se met en tête de fabriquer le meilleur comté (le fromage de la région), celui avec lequel il remporterait la médaille d'or du concours agricole et le gros lot : 30.000 euros.
Sur France Inter, elle raconte à Léa Salamé qu’au-delà du plaisir de tourner dans la région où elle a grandi, dans un environnement intime, elle a également pris grand soin de magnifier ses personnages et ses acteur·ices : « Tous ces gens que je filme, j’avais envie qu’ils soient beaux. Je ne voulais pas qu’on les regarde de haut. » Dans les salles obscures, comme pour Vitrival, le film fait rire aux éclats. Sans doute car il reste fidèle aux habitudes de langage franc-comtoises et qu’au contraire de bon nombres de films qui se veulent fidèles à une vie rurale difficile, Louise Courvoisier a ici choisi la voie de la légèreté. Sa narration n’en reste pas moins nourrie d’une photographie pleine d’émotions sur la jeunesse de chez-elle.

Pas un mais des réalismes
« La réalité n'est pas l'art, mais un art réaliste est celui qui sait créer une esthétique intégrante de la réalité. » Cette citation du critique de cinéma français André Bazin – un des fondateurs des Cahiers du cinéma et de Radio-Cinéma-Télévision qui deviendra Télérama – résonne encore aujourd’hui, bien que prononcée il y a quelques décennies. Cette tendance au réalisme existe dans le cinéma depuis les frères Lumière, même si elle a depuis connu des traversées parfois peu traditionnelles. « Il n'y a pas un mais des réalismes, insistait André Bazin. Chaque époque a le sien. »
Parfois désigné de naturaliste par les puristes, le cinéma réaliste s’impose de plus en plus sur grand écran. Ces dernières années, plusieurs films rencontrent un écho au-delà du cercle cinéphile et se font les marqueurs de ce retour au réalisme : en Belgique, les films de Paloma Sermon-Daï, comme Il pleut dans la maison, I Comete de Pascal Tagnati, ou dans une autre mesure, Rien à foutre d’Emmanuel Marre et Julie Lecoustre avec Adèle Exarchopoulos. Mais si le langage courant associe souvent au réalisme des films qui peuvent se dérouler « dans la vraie vie », le genre réaliste repose sur quelques principes, ou plutôt des modalités qui encadrent sa pratique.
Il y a de bonnes ou de mauvaises situations
« Pour parvenir au réel, il y a de bons et de mauvais moyens », analyse Baptiste Bogaert. Parmi les mauvais, le cinéaste cite des dispositifs d’immersion artificiels, comme le fait de reprendre des codes du cinéma social : caméra à l’épaule, faible profondeur de champ, focalisation excessive sur un personnage unique, souvent réduit à sa condition sociale. « Typiquement, les films où on voit la nuque d’un gamin de banlieue pendant une heure trente, poursuit le réalisateur. Dans ces films, les personnages n’ont parfois pas d’existence romanesque propre. Ils ne sont définis que par leur classe sociale. »
Dans sa compréhension générale, le cinéma réaliste est d’ailleurs assez souvent lié aux classes populaires, à la ruralité. Rarement par le prisme de la comédie comme c’est le cas pour Vitrival ou Vingt Dieux. On suppose d’emblée qu’un film portant un regard sur la dure vie rurale soit réaliste. Le rapprochement est presque trop facile et suppose en réalité une certaine discrimination de classe.
Dans un entretien donné à la revue Débordements, le cinéaste Nicolas Klotz émet d’ailleurs qu’en général, « les ‘pauvres’, on les enferme dans le reportage, et on magnifie les riches dans la fiction ». Et Noëlle Bastin d’ajouter : « Si on prend le film Deux jours, une nuit, considéré comme réaliste par beaucoup, est-ce que Marion Cotillard est vraiment crédible à incarner une prolétaire liégeoise ? Ce sont aussi ces décalages qui dérangent dans l’appellation réaliste. »

Honorer le réel, jusqu’à quel point ?
Un autre écueil du cinéma dit « réaliste » serait de suivre un scénario figé dans l’écriture, sans laisser place à l’imprévu du tournage. Un processus qui, de facto, ne s’intéresse pas tant que ça au réel. « Il y a une différence entre le fait d’écrire un film en pensant à ce qui va bien rendre à l’image et l’écrire en cherchant ce qui va être juste et en lien avec le réel qu’on observe », décrit Baptiste Bogaert.
D’autres processus cinématographiques peuvent indirectement influer sur le réel : les indications quant au jeu d’acteur, le maquillage, la taille de l’équipe technique qui peut éloigner des acteur·ices non-professionnel·les de leur comportement habituel, l’ambiance sonore retravaillée en post-production… « Dans le montage son, on considère tout à fait normal d’ajouter des bruits de toucans ou d’autres oiseaux exotiques pour évoquer les changements de saison par exemple, même si ces oiseaux n’ont jamais mis une patte dans les endroit qui sont filmés », s’amuse Noëlle Bastin.
Si le cinéma réaliste se doit d’honorer le réel, il pose également une vraie question de responsabilité. De pratiques. De justesse. D’éthique, et pas seulement d’esthétique. Le dernier ovni cinématographique de Brady Corbet The Brutalist, à l’inverse, pousse le contrôle du réalisme jusqu’à l’absurde : l’accent hongrois des deux protagonistes principaux, interprété·es par Adrien Brody et Felicity Jones, a été retravaillé par une intelligence artificielle. À voir si ce type d’illusion convaincra un public en quête d’authenticité, ou s’il marquera au contraire les limites d’un réalisme trop lissé, au point d’en perdre sa propre vérité.