« Vois ce que je t’écris »
Le 12 décembre 1922 naît l’un des plus grands poètes, Christian Dotremont. Afin de célébrer cet événement, les Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique mettent en lumière jusqu’au 7 août la richesse et la nouveauté de son art. Tentons d’en esquisser les contours.
Il y aura un grand incendie en moi ;
en moi, il y aura la pureté du froid
Christian Dotremont à Marcel Mariën
Une vision de l’écriture
Dispersées sur les murs, des paroles de Christian Dotremont se succèdent sur un ton de confidence, en silence. S’en dégage une vision de l’écriture à l’image de l’homme : complexe. Trois dimensions me marquent particulièrement : la vitalité des mots, la page-paysage et le langage du sensible.
La vitalité des mots
Ce que j’ai cherché, c’est à regarder l’écriture autrement, à l’endroit, à l’envers, tête-bêche, pour y découvrir ce que d’emblée on pouvait y découvrir, une grande mobilité, une immense bougerie.
Si Écrire les mots comme ils bougent donne le plus clairement à voir l’« immense bougerie » de l’écriture , le logogramme suivant souligne aussi cette vision du poète. La mobilité des lettres saute aux yeux : leur tracé laisse apparaître de multiples « rides », qui dessinent le mouvement d’un cours d’eau.
La volonté de l’artiste belge d’« écrire les mots comme ils bougent […] pour que même tout écrits déjà / ils bougent encore dans vos yeux1 » repose sur des motivations artistiques et existentielles. L’objectif central du mouvement Cobra, que l’écrivain cofonde en 1948, consiste à exprimer du naturel, du vivant. Pour atteindre ce but, il faut recourir à « des gestes vifs qui mobilisent tout l’homme et […] créent une œuvre […] qui donne à voir toute la mobilité de la création2 ». Visibiliser le mouvement de la création, c’est aussi pour Dotremont une façon de combattre l’immobilité de la mort qui le menace sous les contours de la tuberculose :
‘‘Immobile’’ serait un bon titre pour mes activités, depuis que je lutte par ces
activités (et un Voyage lapon en 1973) contre l’immobilité absolue, ici dans
cette maison de repos […] ‘‘Immobile’’, bien que les logogrammes bougent et
me font bouger
3
.
La page-paysage
une écriture est comme une géographie, réelle et imaginaire.
L’écriture, une « géographie réelle »… Cette révélation jaillit très tôt dans l’esprit du poète. Dans son premier texte sur les logogrammes ( J’écris, donc je crée , 1968), il note ainsi :
Tout jeune, je m’aperçois que la nature, quelquefois, écrit. Je lis, par exemple, les lettres que les herbes forment au gré du vent…
Cette vision du paysage se retrouve avec plus d’intensité encore en Laponie. Tel une page d’écriture, le désert apparaît comme une étendue immaculée, seulement tachée de signes infimes. L’exposition souligne ainsi ces paroles de l’auteur en les affichant sur l’un des murs :
il y a le vide, le rien de la nature, blanche, absolue […]
il y a comme des signes, des apparitions minuscules au loin […]
il y a comme un raz de neige […]
De son propre aveu, c’est en Laponie que l’écrivain puise le plus l’inspiration qui l’a guidé vers le logogramme, cette « géographie imaginaire ». Lorsqu’il parcourt le désert de cette région, il perçoit les sillons des traîneaux-barques comme des lignes d’écriture qui forment, avec des signes écrits par la nature, de multiples ténuités. C’est dans cette étendue désertique qu’il ressent sa vie de façon plus intense :
à Sevettijärvi plus rien que des traîneaux-barques, la brusquerie des traîneaux-barques tirés par un renne, et aussi la lenteur, enfin absolue, comme si j’étais mort, d’aller seul à nulle part qu’énormes la neige, la glace, les astres et l’air, tellement d’air que mon souffle me tire, comme si j’étais vivant 4
Afin de restituer cette sensation d’un « rien plein », l’artiste belge conçoit le logogramme comme une danse de lettres aussi ténues que les lignes et signes du désert lapon :
Le langage du sensible
Les mots ne sont pas les choses qu’ils disent, mais sont des choses, évidemment (à tel point que les linguistes ne s’en aperçoivent pas). Une preuve en est que ce qu’ils disent n’est pas nécessairement ni jamais uniquement les choses que leur définition dit qu’ils disent. Notamment parce que ce ne sont pas les définitions qui parlent, ou qui écrivent, mais quelqu’un à quelqu’un (ne serait-ce qu’à soi-même).
Souvent, les mots communiquent autre chose que leur simple référent. Ils livrent ainsi des images telles que des métaphores ou des expressions (« ronger son frein »), qu’il ne faut pas comprendre au sens littéral mais bien au sens figuré. Ces images permettent à leurs auteurs d’exprimer un certain vécu, une certaine impression ou de simplement faire preuve d’expressivité.
Il arrive aussi que les mots transmettent davantage que leur simple référent, en véhiculant l’expérience sensible d’une réalité. Dotremont pousse plus loin ce potentiel du langage grâce à la forme plus expressive du logogramme. D’une pluie de traits fins et légers, il nous fait ici vivre l’expérience sensible du frisson :
Une œuvre protéiforme
L’œuvre de Dotremont qui nous est dévoilée révèle la richesse d’un art aux multiples facettes. Le premier volet mis en évidence par l’exposition est celui de la création langagière . Le poète né à Tervuren s’exprime beaucoup par jets qui prennent la forme de jaillissements, tels des « irruptions » ou « éruptions ». Cette forme d’expression artistique marquée par des mouvements spontanés s’inscrit dans la continuité du mouvement Cobra, puisque la spontanéité était au cœur de la démarche.
L’écrivain belge laisse transparaître son humour mais aussi la profondeur de son esprit, lorsqu’il revitalise la langue en détournant les clichés langagiers. Les expressions « Filer un mauvais coton » et « Ronger son frein » sont ainsi volontairement interprétées au sens littéral et non figuré :
je file un mauvais coton mais ma laine est bonne
j’écris vite parce que j’ai rongé mon frein
Les clichés « Une de perdue, dix de retrouvées », « Il faut de tout pour faire un monde », sont quant à eux renversés et véhiculent dès lors un tout autre sens, plus profond. Dans le premier cas, on insiste sur le caractère unique et essentiel d’un être féminin en particulier au lieu de ne considérer les femmes que comme des numéros sans importance. Le deuxième cas consiste à considérer que le dépouillement, le vide d’un paysage (lapon en l’occurrence) suffit déjà pour créer un monde.
Dix de perdues, une de retrouvée
New ! Laponie-matin / Il faut de rien pour faire un monde.
On ne peut parler du « peintre de l’écriture » sans évoquer dans son œuvre la synthèse du lisible et du visible 5 . En inventant le logogramme, il répond à son désir de renouveler l’écriture en nouant des liens entre ses faces signifiante et signifiée :
L’écriture s’est usée. Il faut la renouveler. Il ne faut pas la renouveler arbitrairement, de façon formaliste. Il faut essayer de la renouveler profondément, en multipliant les relations entre les formes et le contenu, entre l’écriture et la signification 6 .
Dans les créations logogrammatiques de l’artiste, la forme picturale exprime ainsi visuellement le contenu textuel. L’œuvre qui suit est représentative de cette réalité : le mot « Bribes » est découpé en morceaux, des traits représentent fidèlement un tracé, des lettres sont « brossées »… D’autres encore rappellent de façon allusive le mot « brassées » en dessinant des vagues ou s’effilochent sur la droite en tresses. Sur la gauche, on croit apercevoir un métier à tisser, tandis que les dernières lettres au bas du tableau semblent « tassées », écrasées sous le poids des autres.
Enfin, l’exposition souligne à raison les multiples expérimentations de Dotremont sur le langage. En écrivant des mots dans l’espace avec une lampe de poche tandis que leur tracé est « ‘‘enregistré’’ par un objectif photographique ouvert7 », il obtient des « écritures lumineuses ». Les « écritures espacées » consistent quant à elles à écrire le même mot dans des situations différentes, mais analogues d’une année à l’autre8 . Le pastel a aussi été exploré, comme en témoignent les graphismes « Le oui et le non, le peut-être ».
Les traces d’un quotidien
Au fil de la visite, on ne découvre pas seulement la vision de l’écriture et l’œuvre protéiforme du poète, mais aussi des traces de son quotidien. Sa boussole, sa valise et son « stylo des neiges » rappellent son nomadisme. Un agenda, un manuscrit et le film sur son atelier de création, quant à eux, nous en apprennent plus sur les coulisses de son œuvre.