Irréversible réalité
FOCUS NOE
Tout au long du mois de septembre, quatre rédacteurs s’attarderont sur la filmographie de Gaspar Noé , provocateur invétéré et père de scandales cinématographiques. Depuis ses premiers courts métrages à Love , il n’aura cessé de comparer l’image en mouvement à une pulsion de vie.
On peine à oublier le fameux massacre crânien, immortalisé par une caméra fixe, tout autant que le couloir rouge où se produit durant neuf minutes l’insoutenable scène de viol. Le cocktail ciné de Gaspar Noé semble être un sempiternel mélange de violence, de sexe et de drogues. Au-delà de ces sujets rabâchés à propos de son œuvre, on peut y voir une étude philosophique sur le temps destructeur et l’évocation symbolique de la régénération. Présenté en compétition à Cannes en 2002, Irréversible illustre avec brio et puissance la nature destructrice des événements et leur tragique irrévocabilité. Qualifié de nauséabond, de répulsif et de sadique à sa sortie, le film raconte comment, suite au viol de sa femme, Marcus, accompagné de son meilleur ami Pierre, tente de retrouver le coupable dans un Paris glauque.
Le cinéaste franco-argentin, fils du peintre néo-figuratif Luis Felipe Noé, a accordé un entretien assez punk au média français Konbini en juin passé, au cours duquel il s’explique sur les grands thèmes de son cinéma, avant la sortie de son quatrième long métrage, Love . Sans plus de détours, on l’interroge sur la séquence du meurtre à l’extincteur. Au début d’ Irréversible , on assiste à l’agonie lente et douloureuse d’un homme dans une backroom sordide d’un club BDSM : son visage est entièrement explosé par les coups d’extincteur portés par le personnage enragé d’Albert Dupontel (Pierre). On a pu le deviner : Noé chérit sa liberté d’action derrière la caméra, il peine à s’habituer à un scénario construit. Au cinéma d’auteur et à des dialogues composés, il préfère le film d’horreur, à la puissance visuelle décuplée. Vouloir communiquer cet impact graphique à corps perdu, c’est peut-être la plus grande force de son cinéma, mais celle aussi qui semble le plus incommoder à chaque nouveau film. Le réalisateur dit vouloir jouer avec le langage cinématographique habituel : il faut alimenter l’intérêt du public, son empathie. Pour faire ressentir une émotion, il faut surdoser, montrer la violence parce que les gens savent que c’est « pour du faux », une illusion propre au cinéma.
La structure du récit
Irréversible , filmé en treize séquences séparées par des fondus au noir, dont six (!) longs plans-séquences, est monté en chronologie inversée. En commençant par la triste fin des événements puis en remontant leur cours vers un bonheur perdu, le montage semble offrir un faux happy end . Toutefois, l’inversion de la chronologie la rend irrationnelle, car la logique voudrait qu’elle corresponde au début du film.
La structure est là pour faire ressentir le vertige de l’horreur, le poids du temps et du drame qui s’est tramé. Les crédits fluo sur fond noir ouvrent le film et défilent à l’envers (typographié IЯЯƎVƎЯSIBLƎ sur les affiches), les lettres tournent alors sur elles-mêmes, sur un fond musical solennel, affublé du nom épique Tempus edax rerum (le temps dévore tout). Le début du film montre un vieil homme intoxiqué annoncer prophétiquement « qu’il n’y a pas de méfait, rien que des faits », et « qu’il faut continuer à se battre et à vivre ». La caméra – véritable narrateur visuel omniscient – est montée soit sur une grue (plan d’ensemble du club, vu de l’extérieur ; plan du parc verdoyant à la fin), soit sur pied, afin de cadrer « objectivement » les faits. Autrement, dans la plupart des scènes d’action, elle est libre, déstructurée, et projette le spectateur dans la confusion et le désordre tant émotionnel que physique du récit.
Le spectateur est immergé dans un monde de bruit et de fureur, privé de tout dialogue, de tout repère visuel, uniquement transporté par une rage vengeresse qui se fait palpable en crescendo . Face à l’animalité des images, on peut à peine commencer à comprendre l’inexplicable, au fur et à mesure que les séquences dévoilent les événements qui ont eu lieu en amont de l’agression d’Alex (Monica Bellucci). Par deux fois, son personnage annonce les faits. Elle affirme, outre avoir fait un rêve d’un tunnel rouge cassé en deux, lire un livre qu’on découvrira au plan final du film : An Experiment with Time de John W. Dunne (paru en français sous le titre le Temps et le Rêve ). Selon cet ouvrage, explique-t-elle à Pierre et Marcus, « le futur est déjà écrit, tout est là, dans les rêves ». Le motif du livre comme guide des vivants sera repris dans le film suivant de Noé, Enter the Void, où le protagoniste principal lit le Livre tibétain de la vie et de la mort qui annonce l’immortalité de son âme après sa séparation de sa dépouille mortelle. Les prémonitions d’Alex dans Irréversible constituent donc l’ossature de l’œuvre et la rythment.
L’esthétique de Noé
Le film ne dure d’ailleurs que 96 minutes mais les plans sont tellement chargés de symbolisme et d’émotions que l’œuvre, forte de sa structure en boucle réversible, paraît retracer un drame infini dont le public demeure prisonnier. Le spectateur passe par les rôles de témoin d’une violence inouïe, observateur de la douleur et voyeur. Les infernales lumières rougeâtres, ainsi que les nombreux flashs stroboscopiques contribuent autant que la bande-son à donner corps à un récit de vengeance aveugle et à une épaisse ambiance malsaine.
La couleur rouge, symbole ambigu de la violence et de l’amour, domine dans chaque scène d’agression ou de meurtre. Lors de la scène de viol, le rouge omniprésent tranche avec le blanc de la robe d’Alex, accentuant ainsi la violence d’un amour meurtrier. Le jaune orangé colore quant à lui les scènes d’amour vrai et de sérénité.
Parallèlement à une musique originale composée par Bangalter, les trente premières minutes du film sont accompagnées d’un bruit de fond d’une fréquence de 27 Hz4 (basse fréquence proche d’un infrason), aussi employée par la police pour calmer les émeutiers. Difficilement audible, il peut être ressenti et provoquer nausées et vertiges. La basse fréquence contribue à nourrir une tension palpable.
Graphiquement, l’admiration de Noé pour Kubrick, et tout particulièrement pour 2001, l’Odyssée de l’espace , transparaît autant dans les couleurs vertigineuses que dans la musique (la Septième Symphonie de Beethoven est aussi utilisée dans le film culte) et même sous forme de poster dans la chambre du couple. L’affiche, qui représente un fœtus, apparaît encore comme un symbole cyclique de (re)naissance et de régénération, donc de maternité.
Impulsif et cru, le travail de Gaspar Noé n’en est pas moins captivant. Dans un paysage cinématographique français de plus en plus prudent et cloisonné, il reste authentique dans sa façon de filmer et défend avec franchise la richesse de son objectif artistique.