Le cinéma reclus (5)
Martyrs, À fleur de peau

Martyrs fait partie de ces films à la démarche unique et au style incisif qui marquent à tout jamais ceux qui s'aventurent à le regarder. Plus qu'un film, Pascal Laugier délivre une intense réflexion sur la nature humaine où isolement rime avec horreur profonde et quête métaphysique. Un vrai cri de rage en somme.
France, début des années 70. Disparue quelque mois plus tôt, la jeune Lucie, une petite fille de dix ans, est retrouvée errante sur une route isolée. Traumatisée et incapable de raconter ce qu’elle a vécu, elle se lie d’amitié avec Anna dans un centre. Quinze ans plus tard, Lucie décide de se venger de ses supposés tortionnaires. Rejointe par son amie, elles révèlent le secret qui habite la demeure, théâtre d'une horrible vérité.
L'horreur mise à nu
Martyrs voit le jour fin des années 2000, dans une période de prospérité pour le cinéma de genre horrifique en France. Inspirés par le solide Haute Tension d’Alexandre Aja en 2002 (avec Philippe Nahon récemment décédé à qui nous rendons hommage), de nombreux cinéastes de l'hexagone pondent des œuvres fortes et chocs où l'intrigue se résout à généreuse dose d'hémoglobine (le beau À l'intérieur d'Alexandre Bustillo et Julien Maury, le loufoque Frontière(s) de Xavier Gens). Passionnés par l'horreur « made in US » (version Hooper-Carpenter-Gordon) et les maîtres italiens (Argento-Bava en ligne de mire), les réalisateurs français tentent de renouer avec l'esprit « exploitation » des productions 70's et 80's avec des films radicaux, sans concession, en s'inspirant largement des codes thématiques et visuels de leurs aînés. « Ce n'est un secret pour personne qu'un certain nombre de gens de ma génération, qui ont grandi avec la vidéo Starfix et Mad Movies, pour résumer, se sentent assez loin des préoccupations et de l’esthétique du cinéma français actuel » soutient justement Pascal Laugier dans le Mad Movies1.
Sa démarche se veut autant artistique que réflexive, en creusant le sillon entamé par ses pairs. On est loin des délires visuels et des exercices sur la forme d'un électron libre comme Gaspar Noé mais, avec Martyrs, Laugier embrasse clairement la même approche du cinéma. L'indispensable besoin de réaliser en dehors de toute convention pour laisser exploser la vision et les questionnements d'un homme à fleur de peau.

Divisée en différentes parties, l'histoire de Martyrs permet au spectateur de découvrir progressivement l'ampleur de l'intrigue, devenant au passage prisonnier de la mécanique du récit. On découvre Lucie (Mylène Jampanoï), marquée par les sévices, avec un beau travelling arrière accompagné par des cris annonciateurs d'une souffrance abyssale. La détermination qui l'habite ensuite se retranscrit par le rythme soutenu du montage où les plans s’enchaînent à l'image des balles qu'elle distribue hargneusement. Le film prend alors une toute autre tournure et les rôles ne semblent plus aussi clairement définis qu’initialement annoncés. Pour brouiller les pistes, Laugier s’appuie sur les codes du slasher (le massacre de la famille dans laquelle on reconnaîtra Xavier Dolan), de la maison hantée (la demeure flippante avec un trappe secrète) et du film de monstre (le fantôme du passé de Lucie) pour en retirer la quintessence. Il évite cependant le côté purement entertainment qui entoure le torture-porn, un genre dont les origines remontent au théâtre du Grand-Guignol, début du XXe siècle, jusqu'à ses représentants les plus contemporains, Saw (2004) et Hostel (2005). Malgré leur réussite et l'implication ludique qu'il suscite chez le spectateur, les films de James Wan et Eli Roth surfent sur le côté grand public inhérent au genre et repose sur des ressorts horrifiques pensés comme des gags visuels dignes d'un cartoon. L'horreur est viscérale chez Laugier, froide, neutre, jamais sublimée. Plutôt que d'amuser, l'horreur fait réellement peur. L'hyper-réalisme et l'absence totale d’ironie permettent à Laugier de poser un regard chirurgical sur les actes atroces qu'il scrute inlassablement et lentement.
« Le principe du cinéma d'horreur, c'est d’entraîner le spectateur lambda dans une direction dans laquelle il n'a pas envie d'aller. Cette part transgressive constitue, à mon sens, la noblesse du genre. » ((Mad Movies, Juillet-Août 2008, n°210, p. 46))

Comme dans son premier film Saint-Ange (2004), plein de belles idées mais inégal dans l'ensemble, Laugier montre qu'il aime diriger son spectateur vers l'inconnu avant de se mettre à nu. Après un tour de passe-passe digne du récent Parasite de Bong-joon Ho, il dévoile l'étendue de son plan démoniaque et insiste longuement sur les sévices et les maux infligés à son personnage enfermé (Anna, incroyablement interprétée par Morjana Alaoui). La violence graphique de la première moitié de Martyrs laisse place à une souffrance intimiste et graduelle, presque insoutenable. Les scènes sont dures, les cadres ne laissent pas de place pour la suggestion et le cinéaste se focalise inlassablement sur l'humain. Ce qui rend l'œuvre d'autant plus intense à appréhender, c'est justement le fait de ne plus pouvoir se raccrocher au caractère fictionnel du récit.
L'isolement comme purgatoire
Dans Martyrs l'isolement prend une tournure particulière car il devient un moyen à part entière. En excluant le personnage de tous contacts vivants, de toutes sensations de bien-être et d'éclats de vie, le groupe sectaire entend mettre en lumière l'objectif ultime de son union. La folie des personnages de The Thing et The Haunting émergeait de leur confrontation à un élément étranger (monstre, virus, présupposé esprit), amplifiée par l'isolement. Les bourreaux de Martyrs n'ont pas de masques et utilisent la séquestration dans le but conscient d'accomplir une mission située au-delà de toute morale.
En révélant la finalité de sa démarche, Laugier propose une des séquences les plus sombres de son film et pourtant la plus éclairée, au sens technique du terme. La mort est filmée comme une expérience chirurgicale, laissant place à la figure du martyr à laquelle se réfère le cinéaste. L'ensemble du film bénéficie d'ailleurs d'un éclairage généreux, symbole des ambitions de son auteur. En appréhendant la noirceur de l'âme humaine, il nous parle de la condition de l'homme, d'amour et du sens de l'existence. Toutes ces belles thématiques semblent avoir d'autant plus de résonance que Martyrs se termine sur une note éminemment égoïste. La soif de savoir n'a jamais semblé si intense que quand elle nous échappe.
Juillet-Août 2008, n°210, p. 45 ↩
L'auteurNicolas Hainaut
Ma formation universitaire en Arts du spectacle, mes expériences comme technicien (Régisseur/Assistant réalisateur) et chroniqueur m'ont permis d'appréhender le cinéma sous toutes ses formes. Fasciné par le concept de genre,…Nicolas Hainaut a rédigé 9 articles sur Karoo.
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