critique &
création culturelle
On y revient…
Moonlight, douceur de la brise sur une peau écorchée

Beaucoup d’articles ont déjà été écrits à propos de Moonlight , réalisé par Barry Jenkins et Oscar du meilleur film. Je ne suis pas sûre qu’il reste encore beaucoup à en dire : d’autres ont souligné le talent des acteurs, la délicatesse de la mise en scène, la sensibilité du scénario et le renversement intelligent du cliché du « gangsta dealeur de drogue »…

Je le sais parce que, en sortant du film, sonnée, abasourdie, transformée, j’ai refusé de quitter les personnages. J’ai voulu approfondir le sentiment que les images avaient imprimé sur ma peau. Dans ces cas-là, je m’empresse d’aller lire des critiques, pour prolonger la coexistence de ma réalité et de la réalité de l’histoire, pour savoir si d’autres ont ressenti l’œuvre de la même manière que moi, pour essayer de comprendre à quel endroit exactement j’ai mal et j’ai bon.

Que dire de plus que tout ce qui a déjà été écrit ? Je peux peut-être tenter de décrire ce que le film a (r)éveillé en moi, essayer de comprendre pourquoi il m’a fait cet effet d’ensorcellement. Écrire l’article que j’aurais voulu lire, que je n’ai pas trouvé, qui m’aurait expliqué précisément les émotions que j’ai découvertes à travers Chiron, le personnage principal du film.

Sa vie nous est racontée en trois actes, comme dans un conte ou dans une fable : l’enfance, l’adolescence, l’âge adulte. Les trois acteurs qui l’incarnent parviennent à dégager la même aura, le même frisson fragile, de sorte que malgré leur physique dissemblable ils ont exactement le même regard.

Le scénario fait écho aux quartiers dévastés par la drogue présents dans The Wire 1 , moins le côté politique. Car Moonlight n’est pas ouvertement politique. Il transmet fidèlement une certaine réalité, celle d’un quartier pauvre de Miami, peuplé en majorité d’Afro-Américains qui n’auront pas plus de chances que leurs parents. Drogue, violence, prison, doublé de l’homophobie violente que subit Chiron depuis la petite enfance. Cette réalité, cependant, n’est pas analysée ou déconstruite, les responsables en sont absents. Elle pourrait paraître préexistante, immuable, en un mot : elle pourrait mener au fatalisme. La critique politique ne se situe donc pas au niveau du scénario, mais bien dans les représentations qui nous sont proposées. Un Afro-Américain, homosexuel, dans le rôle principal. Un casting presque cent pour cent noir. Des représentations réalistes, qui effleurent le cliché pour mieux le déconstruire, mieux nous proposer autre chose.

C’est sans doute ce qui fait que ce film est hautement subjectif, personnel, qu’il n’aurait pas pu être raconté autrement ni par quelqu’un d’autre – n’est-ce pas la différence entre les grandes œuvres d’art et les autres ? L’impossibilité qu’elles soient autres ?

C’est par la peau que nous sont transmises toutes les sensations de Chiron, personnage qui existe principalement par ses sens, et particulièrement celui du toucher. Lors de la scène charnière du film, à laquelle Chiron reviendra toujours par la suite, les sentiments qui agitent les personnages nous sont transmis par la mention de la brise de Miami sur leurs visages, et ensuite par un plan sur la main de Chiron pétrissant le sable. Une scène plus tard, le contact physique entre les mains de Kevin et Chiron, qui s’attardent l’une contre l’autre alors qu’ils se font un « check », fait écho à la sensation de la main dans le sable ; le visage qui ouvre un frigo et reçoit un souffle de vent froid rappelle la brise marine. Ainsi, ce n’est ni le langage ni directement l’image qui nous renvoient à l’événement produit, mais bien, par synesthésie, les sensations qui passent de la peau de Chiron à celle du spectateur.

C’est peut-être pour cela que pour parler de ce film, les mots me semblent inadéquats.

Comme quand on parle d’une musique.

Une musique qui ferait penser à un film, et qui pourtant ne fait pas partie de sa bande-son. Quand je repense à Moonlight , j’entends le prélude n o 10 en mi mineur de Jean-Sébastien Bach, premier cahier des préludes et fugues. Une autre synesthésie, qui fait qu’une histoire se transforme en musique.

Pour moi, Moonlight a la même douceur, la même gravité légère, la même manière de revenir me hanter que ce prélude. Le rythme harmonique lent et régulier du début, la régularité obsédante de la main gauche, la mélodie claire et adagio , l’accélération de la fin, promesse de joie et de douleur dans le même temps, et, presque sans ralenti, la conclusion par une cadence majeure.

Une construction en tension constante, en constante évolution, sous-tendue par un rythme qui ne varie jamais. Le tempo final, plus rapide que le tempo initial, et les doubles croches doublées à la main gauche, me font penser à la rencontre finale entre Kevin et Chiron. Le rythme est le même, c’est la vitesse qui varie, et cette fois-ci les deux parties jouent en parallèle.

Le mode sera mineur, jusqu’à la toute toute fin : une éclaircie, un espoir, sans promesse de résolution.

Même rédacteur·ice :

Moonlight

Réalisé par Barry Jenkins
Avec Alex R. Hibbert , Ashton Sanders , Trevante Rhodes , Andre Holland , Mahershala Ali , Janelle Monáe , Jharrel Jerome
2016, 110 minutes