critique &
création culturelle
Agrapha
Saurez-vous lire ce qui n’est pas écrit ?

Le dernier roman de luvan, Agrapha , nous emporte dans un voyage inédit, à la rencontre de huit sanctimoniales du X e siècle vivant dans une grotte entre source et forêt. Nous voici sur des chemins engloutis sous les ronces de l’Histoire, par lesquels on découvre un nouveau panorama du Moyen-Âge.

Il suffit d’attraper du regard la couverture d’ Agrapha pour instantanément désirer s’y plonger. L’illustration, à la fois délicate et inquiétante, rappelle la dentelle des feuilles de l’automne qui retournent à l’humus. Cette terre dont les huit religieuses sont si proches respire dans l’ocre chaud sur lequel se découpent les silhouettes d’arbres – ombres à contre-jour, dont on distingue les contours mais pas le détail, annonçant ainsi la forme en creux des Agrapha. Et enfin les quelques lettres du titre, apposées sur ce fond naturel sans pour autant l’effacer de leur ombre, car il faut prendre garde à ne pas perdre, en l’écrivant, la saveur du souvenir des sens.

Les Agrapha désignent, en grec, ce qui n’est pas écrit. Il s’agit ici, plus exactement, de ce que la main qui rédige a choisi d’omettre mais qui participe tout autant à donner du sens au texte. Cette dimension un peu ésotérique donne le ton à l’entièreté du roman. Nous y suivons la narratrice dans son projet de traduction des manuscrits d’une communauté appelée Adsagsonæ Fons et composée de huit sanctimoniales, des femmes ayant choisi de consacrer leur vie à la spiritualité religieuse. Cette entreprise de prime abord littéraire l’amène progressivement à faire corps avec ces femmes au point d’entremêler son histoire et la leur.

La présentation de la traduction non comme un véritable produit fini mais comme un processus en cours d’élaboration dont les choix sont rigoureusement explicités permet de conserver un regard méta sur le texte, qui porte un message dans sa forme autant que dans son contenu. Ainsi, l’autrice fait le choix d’utiliser des termes latins et germaniques lorsqu’ils lui semblent mieux refléter la réalité que ne l’aurait fait le français, trop souvent connoté. De plus, le genre de certains substantifs latins a été conservé, menant par exemple à la féminisation des noms d’arbres et à l’invention de déterminants neutres. Cette mise en lumière de l’impact qu’a le genre des mots sur la pensée et de l’actuel cloisonnement entre les différents idiomes est un positionnement fort et nécessaire. Et la lectrice ou le lecteur de se questionner : pourquoi ne pas emprunter une formulation étrangère, si elle reflète mieux notre pensée ? Pourquoi ne pas envisager un langage neutre, épuré de toute hiérarchisation genrée ?

L’originalité de la forme ne s’arrête pas là. Au fur et à mesure que la narratrice s’enfonce dans la vie des sanctimoniales d’Adsagsonæ Fons, ses notes deviennent de plus en plus surprenantes, ajoutant à ce cadre historique étonnamment réaliste – sans doute nourri par des recherches extensives de la part de l’autrice, luvan, historienne de formation – une part croissante d’étrange. Le magnifique travail de mise en page de la maquettiste, Laure Afchain, nous rend cette évolution encore plus sensible. En ces temps de dématérialisation, Agrapha est un livre qu’il est doux de tenir dans ses mains. Dont il faut sentir le poids, la souplesse, la couverture rugueuse comme une écorce protectrice. Certes, cela n’équivaut pas à l’authenticité brute d’un parchemin à l’odeur rance, mais avoir sous les doigts le grain de l’arbre dont vient le papier nous entraîne bien plus efficacement que la luminosité factice d’un écran.

Un entre-deux, justement, voilà toute l’essence de ce roman. Comme les embranchements convergents ornant la couverture, le récit est placé sous le signe des intersections : la source d’Adsagsonæ Fons qui relie souterrain et surface, la confluence de ces huit femmes qui diffèrent de par leurs origines et leur langue, et bien sûr la confrontation des époques. « Si j’ai mis autant d’énergie dans ce travail de recherche et d’édition, c’est en partie par envie de connaître ce Moyen Âge-là », explique la narratrice. Et cette envie est contagieuse. On aspire à suivre la narratrice-traductrice, à la devenir même, pour avoir la chance, à notre tour, de plonger corps et âme dans le quotidien de ces femmes. D’expérimenter leur mode de vie, moins marqué par une religiosité chrétienne que par une spiritualité à l’écoute et au contact du vivant, par opposition à notre société où l’accélération nous coupe de plus en plus de la nature, des autres et de nous-mêmes.

« confessio volusianæ // volusiana
l’été nous allions pieds nus.
l’humus était chaude et parsemée de galets blancs et ronds
qui se prenaient entre les orteils pour y former des bosses
douces comme sous le pied des chiens.
lorsque arrivaient des hospites nous chaussions des sandales
dont les longues lanières nous oppressaient la chair
jusqu’aux genoux à la manière dont le chèvrefeuille
embrasse la jeune fagus et la reforme et la vrille.
nous ne nous sentions ni molles comme l’écrit l’étymologiste
à propos des mulieres. ni fragiles. notre corps était ainsi fait
en été que nous étions plus vulnérables au vestement.
nous n’étions pas tant molles que moles [amas] et rigides
ensemble comme un monceau de pierre. nous étions
minuscules et dures. faibles et combatives.
homolæ.
homolulæ.
très petites humanæ au regard céleste. »

Le texte, très poétique et tissé de féminisme, souligne la force de la sororité dans une société encore en reconstruction après les invasions des Vikings, échappant pour quelques instants encore aux discriminations des hiérarchies de la féodalité et de l’Église. Plus encore, Agrapha rend aux femmes une place dans l’histoire médiévale qui ne se raconte souvent qu’à grands coups de guerres et de seigneurs. Ce désir de reconnaissance rappelle l’actuelle réappropriation féministe de l’appellation « sorcière » comme un symbole positif de femmes indépendantes, affranchies de toute domination.

« Portus ( LAT ) : Masculin de « porta » (ouverture). Le port n’est pas tant l’endroit du départ que celui du passage. Un endroit de prise de risque. », indique le glossarium (que je vous conseille de parcourir à l’avance afin d’éviter d’entrecouper votre lecture de trop d’aller-retours). Cette définition m’a frappée et, sans que je puisse m’expliquer pourquoi, m’a hantée tout au long de ma lecture. Après avoir terminé Agrapha , je réalise que l’imaginaire que m’a ouvert « portus » et le sentiment qui en a résulté sont les mêmes que ceux suscités par ce roman, beau et troublant de sa couverture à sa dernière page. Je visualise une fenêtre ouverte sur un autre monde, un carrefour aux destinations incertaines. J’ai l’impression d’avoir entraperçu quelque mystère, sans être convaincue d’avoir su pleinement le saisir. Mais enfin, ce roman met en avant qu’il n’est nul besoin de tout comprendre. « Le moment venu, tout fera sens. » Même les Agrapha. Surtout les Agrapha.

Même rédacteur·ice :

Agrapha

luvan
La Volte, 2020
304 pages