critique &
création culturelle
De mémoires d’Olivier Bailly
Nos vies sont merveilleuses

De mémoires est le troisième livre d’Olivier Bailly, qui décide de nous plonger dans la région de la Hesbaye. L’auteur y prend les traits d’un passeur d’âme le temps d’une histoire douce-amère. Un roman qui nous conduit, inévitablement, vers l’oubli.

Olivier Bailly est un journaliste et romancier belge ainsi qu’un des fondateurs du magazine d’investigation indépendant Médor créé en 2012. Il signe les romans Sur la grue et Dis, petite salope, raconte-moi tout , respectivement en 2014 et 2021. En parallèle à tous ces projets, une œuvre se construit lentement dans l’ombre de ses frères romans et qui prendra 10 ans avant de voir le jour pour de bon : De mémoires .

Mr Holmes réalisé par Bill Condon est un film sorti en 2015 nous racontant l’histoire d’un Sherlock Holmes vieillissant essayant tant bien que mal de se rappeler de sa dernière affaire, qui semble être une pile de souvenirs qui coulent entre ses doigts et sa mémoire sans qu’il puisse les attraper pleinement. Je vous vois venir : « Ne devions-nous pas parler d’un livre ? » En effet, mais il me faut faire un détour car je ne savais pas vraiment par où commencer avec cette chronique : un livre qui m’attirait mais dont je ne connaissais, pour ainsi dire, presque rien sur l’auteur ou son œuvre. Il y avait aussi quelques moments cryptiques que je n’arrivais pas à expliquer dans la diégèse1 ou dans leurs implications métaphoriques au sein de l’œuvre. J’étais donc coincé jusqu’à ce que ce film m’offre une imagerie sur la maladie d’Alzheimer et une réflexion sur celle-ci. Réflexion qui pourrait se résumer à : « Que faire des faits si nous ne pouvons plus nous en rappeler ? » Et cette interrogation prend toute sa saveur quand la personne privée de souvenirs n’est d’autre que le grand Sherlock Holmes dont la réflexion prosaïque est le fer de lance. Le film nous plonge dans l’introspection du plus grand détective du monde où il s’ouvre à une certaine spiritualité et apprend à accepter une plus grande partie de son champ émotionnel. La maladie comme vecteur de libération et d’apprentissage. Cette vision proposée par le film m’a aidé à débloquer ma réflexion sur le livre d’Olivier Bailly. Je ne peux donc que vous conseiller, en parallèle à ce roman, ce film et le livre dont il est adapté : Les Abeilles de Monsieur Holmes de Mitch Cullin .

Une rapide mise en garde est nécessaire suite à ma dernière réflexion. Il n’y a rien qui m’embête plus que le discours sur les problèmes de santé, les différences neurologiques (spectre autistique, TDAH, Alzheimer, etc.) qui seraient comparables à des « super-pouvoirs ». Alors, oui, on devrait en être fier mais j’ai souvent l’impression que ce discours atténue les problèmes que les personnes atteintes peuvent traverser. Ce ne sont pas les valeurs que je souhaite défendre et je ferai de mon mieux pour nuancer mon propos afin de tenter de ne pas tomber dans les pièges de cette pensée légèrement démagogue. Trouver la liberté dans la contrainte peut nous permettre d’avancer mais ce n’est en aucun cas un atout, pour résumer. Maintenant que cela est dit, nous pouvons continuer.

Nous avons ici un livre répartit en trois actes, eux-mêmes découpés en chapitres. Des chapitres, rarement plus longs qu’une vingtaine de pages, passant parfois d’une histoire à une autre comme une balle folle, rebondissant aux quatre coins du tableau qui maintient le/la lecteur.ice.s aux aguets. Les deux premiers actes sont solidement menés par un fil rouge clair et un objectif concret. Le troisième acte, lui, s’avère bien plus chaotique et désordonné, mais ayant tout à fait sa place dans le récit. Une écriture pinçante bien que juste, remplie de toutes les petites choses que nous pensons mais n’osons pas dire, tous les actes manqués qui étaient pourtant à portée de main, mais aussi les moments merveilleux que nous ne savons pas apprécier à leurs justes valeurs.

De mémoires nous raconte l’histoire d’Hubert, policier à la retraite atteint de la maladie d’Alzheimer. Hubert mène une vie plutôt banale, à ses yeux , avec sa femme Jocelyne et sa fille, Marie, qui a quitté le foyer pour poursuivre des études artistiques. Ses semaines sont rythmées par ses rendez-vous quotidiens au café pour jouer à la belote avec ses amis et un projet secret. En effet, Il sent que la maladie gagne du terrain et, terrifié de devenir un poids pour ses proches mais aussi pour donner à sa vie un but, il décide de donner un sens à sa mort. S’il doit partir, il ne partira pas seul.

Qui tuer ? Hubert n’a pas touché un mot à Jocelyne de son projet d’homicide. D’abord parce qu’il en perçoit l’incongruité, ensuite parce qu’il ne sait pas s’il ira au bout de l’idée et enfin parce qu'il ignore qui tuer. [...] Sa carrière dans la police l’a amené à entendre parler de sacrés connards. Des proxénètes sans vergogne, des pères incestueux, des mafieux à la gâchette facile. Retirer de la terre pareille vermine est un acte de salubrité publique. Évincer des parages immédiats de ses proches une ordure, un homme forcément, capable de faire tant de mal s’apparente à un acte d’amour.

Hubert entre alors dans une recherche d’équilibre cosmique. Si sa personne, qu’il considère comme étant moralement bonne, doit mourir, il lui semble normal qu’une personne de l’autre côté de la balance karmique meure avec lui. La question devient alors aussi évidente que complexe. Ce problème moral confronte le/la lecteur·.ice à ses propres notions de justice et de moralité, tandis qu’iel suit les élucubrations d’Hubert afin de trouver sa victime. Hésitant entre dictateurs, monstres, hélas trop réels, faisant partie du paysage belge et petits criminels aux moultes larcins. Hubert se dit, finalement, qu’afin que l’équilibre soit respecté, il ne doit pas tuer une représentation du mal absolu, lui-même n’étant pas un modèle de justice impartiale…

Quel poids possède le passé sur notre moralité présente ? Nos bonnes actions présentes effacent-elles nos négligences et nos tares du passé ? Bien que le questionnement soit intéressant et d’une pertinence toute particulière dans ce monde qui lève, peu à peu, les tabous sur les violences et autres crimes malheureusement devenus trop banals. Et si ce n’était qu’une une fausse piste sur où le livre veut nous emmener ?

Comme nous l’explique Olivier Bailly dans sa préface, le titre initial n’était pas De mémoires mais bien Nos vies sont merveilleuses . « Nos vies » en effet, l’histoire qui nous est racontée, ne s’arrête pas à la perception d’Hubert. Nous passons de la vie d’Hubert à celle de son ami Didier, fonctionnaire et syndicaliste bientôt retraité, mais aussi à la vie de Jean-Luc, facteur, en passant par la vision de Jocelyne, la femme d’Hubert. C’est toute une fresque qui se déploie devant nous, la peinture d’une existence où chaque détail compte, même le plus insignifiant. Une vie qui arrive à son terme, aussi bien pour parler d’Hubert que de la quiétude de cette communauté isolée, rurale et vieillissante. Olivier Bailly nous plonge dans le quotidien de ces personnages avec un humour parfois grinçant et cynique mais toujours avec une  pointe d’optimisme et de tendresse. Il nous guide à travers les affres du quotidien mais surtout à travers ce qu’on ne voit pas, ce qu’on ne remarque pas, les petites choses qui échappent même au plus fervent observateur de la vie et que la littérature arrive à sublimer en des moments suspendus parfois d’une rare poésie. Débanaliser le banal en somme. Car les péripéties d’Hubert, finalement, n’ont rien de banal. Elles se situent entre filature, victoire inespérée aux jeux de hasard, histoires de mafieux liégeois et bien sûr de belote.

« La meilleure part de notre mémoire est hors de nous, dans un souffle pluvieux, dans l'odeur de renfermé d'une chambre ou dans l'odeur d'une première flambée. »

Marcel Proust

Il ne faudrait pas oublier les absences d’Hubert, que l’auteur transforme en réminiscences d’histoires de personnes oubliées, les éternels seconds, les acteurs ratés, les victimes malencontreuses d’une société infectée profondément par le biais du survivant. Une ode aux oubliées et à l’oubli lui-même. On s’approche d’une démarche très proustienne où l’oubli devient révélateur mais pas forcément vecteur de la providentielle réalité si chère au naturalisme. Une démarche émotionnelle à travers le rappel qui suit l’oubli. Se reconnecter au monde quand on ne se rappelle même plus la place qu’on avait à jouer auparavant. Comme le dit l’auteur en début de livre : « Les absences d’Hubert relatent des histoires qui, ayant fait l’objet d’un travail de documentation, peuvent espérer être « vraies », sait-on jamais. » Dans le texte d’Olivier Bailly, ces souvenirs sont peut-être fallacieux et démêler la fiction de la réalité peut s’avérer une tâche ardue et, dans le cas présent, inutile. Ce serait une tâche dénuée de sens d’essayer de déceler les gouttes de vérité coulant le long des pages de cette histoire, simplement car nous ne sommes pas face à une recherche de la véracité. Avons-nous vraiment besoin de savoir si les réminiscences d’Hubert sont réelles pour accepter les émotions et les réflexions qu’elles font survenir ? Presque un rapport métaphysique avec l’art lui-même, qui reste, même quand il est le plus réaliste possible, des images, des moments, des sons, des fictions, des mensonges. Osons le terme dans un paradigme littéraire où la science-fiction et l’horreur peinent encore à se détacher de leurs images infantiles et rabaissantes alors que la sempiternelle recherche du réalisme prosaïque s’impose encore et toujours. Des mensonges capables de créer des torrents d’émotions chez la personne qui regarde, observe, vit tout cela exactement comme la réalité. Le troisième acte va jusqu’à sortir complètement de l’intrigue pour nous emmener vers un autre combat prenant solidement et douloureusement résonance dans les racines belges du récit.

Le livre d’Olivier Bailly s’inscrit dans cette démarche de révéler le réel à travers la fiction. Le réel des personnes oubliées, ceux que l’histoire oubliera. Une véritable déclaration d’amour à la vie elle-même dans ses moments les plus sombres. Un livre qui aura pris son temps à être réalisé, à arriver dans nos mains. Un livre qui nous rappelle que la vie, ce n’est pas que nos moments de gloires et de joies car cela aussi passera. Elle n’est pas moins belle quand il y a le gris, le sombre, sans oublier l’oubli. Et qu’il suffit parfois d’une ombre, d’un mot, d’une odeur pour que tout nous revienne à l’esprit, que des larmes chaudes coulent sur nos joues et qu’un sourire béat force les traits de notre visage. Un fragment de vie à l’intérieur de nos paumes, un fragment incomplet et pourtant si dense. J’aimerais terminer en citant Citizen Kane : « Je ne pense pas que la vie d’un homme peut se résumer à des mots. » Peut-être que « Rosebud2 » repose ailleurs que dans nos objectifs. Olivier Bailly nous emmène naviguer sur le Léthé3 dans une ode mélancolique à propos de l'existence, un dernier tour de piste dans ce que la vie à de plus grandiose et de pathétique, avant l’inévitable.

De mémoires

Olivier Bailly

Academia, 2022

183 pages