critique &
création culturelle
Deux sœurs
pour le prix (littéraire) d’une

Petite Fantôme , deuxième roman de Mathilde Alet, dévoile une écriture et surtout un rapport au monde et à l’autre, pose une alternative sensible aux dérives de l’introspection égocentrée. Émouvant. Et thérapeutique ?

Mathilde Alet revendique sa participation au webzine Karoo et son œuvre critique au service des lettres belges en quatrième de couverture, ce qui est rare, signifiant. Le message sous-jacent ? On revendique tout ce qu’on écrit parce qu’on s’y donne de tout son cœur et loin de toute routine ? On apprend beaucoup en parlant des autres et donc en se confrontant, en se frottant, en explorant, rencontrant des affinités électives ou des différences qui nourrissent la dialectique, la remise en question, le progrès ?

Mais. Éthique et talent ne font pas toujours bon ménage. Qui plus est, Mathilde publie chez Luce Wilquin, dont les paramètres littéraires, ancrés dans un classicisme très francophile, m’apparaissent fort éloignés de mes prédilections naturelles, orientées grand large .

J’entame avec une légère appréhension. Mais l’épigraphe se veut rassurante. Un extrait des Bonnes de Genet, ce qui renvoie à une certaine idée de la littérature, à la modernité aussi. Et les premières lignes, les premières pages confirment. Il est impossible de ne pas aimer. Un peu, beaucoup, à la folie… on verra. Mais aimer, déjà, aimer simplement. Car ce que dit (encore !) la quatrième de couverture est parfaitement vrai (ce qui est très rare, méfiez-vous des déclarations d’intention !) : « une écriture dépouillée et efficace ». Mathilde raconte et écrit bien, sans facilité ni ostentation, volonté d’impressionner, séduire, dans un sens ou l’autre. Parce qu’elle écrit « le seul roman possible »… pour elle ? Pour un deuxième ouvrage et vu son jeune âge, c’est déjà… impressionnant.

L’entame du livre :

Gil est assise à sa place habituelle sur la banquette orientée fenêtre. Elle ne s’inquiète pas tout de suite du vide de l’autre côté de la table. Des deux sœurs c’est Jo, la retardataire.

Nous sommes déjà au cœur du projet romanesque. Deux sœurs. Leur relation. Et leurs attentes. Leur inadéquation. Tous ces mots se révèleront indices ou mises en abyme : « Gil » (l’héroïne), « place habituelle, « vide », « retardataire ».

L’auteure prend le temps d’installer son histoire et ses personnages mais s’exécute avec tant de naturel, de fluidité qu’on se retrouvera bien vite dans le secret/fin mot de ces rendez-vous manqués et de ces retours sur soi. Et le récit intimiste, qui semblait s’attacher à des détails, de déboucher sur un roman en creux, une aventure, un suspense. Qui aurait pu donner lieu à un autre livre, plus tapageur, plus foisonnant.

De quoi s’agit-il ? Il était une fois deux sœurs. Elles ont été au-delà de ce que partagent habituellement des sœurs. Ou elles ont été au bout du lien, achevant leur jeunesse par la colocation d’un appartement, mille souvenirs. Puis la vie a déroulé ses fastes. Gil/Gilberte, qui se juge en parent pauvre, avec son corps « trop petit et trop gras », a vu Jo/Joséphine, sa trop jolie sœur, silhouette gracieuse et yeux « bleu piscine », s’envoler vers la Chine et la vraie vie, revenir mère d’un petit Lou, quand elle s’est réfugiée, elle, dans l’imaginaire et la nostalgie, le refus du monde. Tout en poursuivant ses chimères. Comme de devenir auteure. Ce qui la confrontait à l’échec, sans cesse. Jusqu’à ce que germe l’idée : signer un livre à deux. Ou plutôt son contrat. Jo, la battante, serait le Visage exposé aux médias et Gil la plume vouée à l’ombre soit… le Petit fantôme (écho au ghost writer , l’ écrivain fantôme, qui est l’équivalent anglophone du nègre de l’édition francophone). Et le succès est au rendez-vous. Jo… et Lou passent très bien à l’image, à l’antenne, le livre est reçu comme emblématique d’une génération, plébiscité par le public, traduit, best-sellerisé . Mais. Le contrat élaboré par Gil n’a pas été signé par Jo, qui l’a jouée à la confiance. Les rôles prévus pour l’une et l’autre ont-ils été respectés ? L’image de l’auteur transmise par Jo ? L’apport de celle-ci au manuscrit ? Bref, l’apothéose d’une complicité semble mener à son anéantissement. Que s’est-il passé ? Et que va-t-il ensuite se passer ?

Mathilde Alet nous maintient sur la margelle d’un puits… romanesque. Nous nous penchons et apercevons les heurs et malheurs médiatiques, l’épopée du livre et des auteures. Mais l’essentiel est à l’extérieur, ce sont ces entre-deux, les attentes de Gil. Gil qui n’a plus vu Jo depuis deux semaines, alors que le mercredi était dévolu à leurs séances de travail. Qui pense ne plus la revoir et l’attend encore dans leur café fétiche. Qui a pourtant cru tout prévoir. Qui avait tout organisé. Trop ?

L’une toujours à l’heure, « à l’heure à faire peur », l’autre toujours en retard. Parce que l’une vit trop dans l’instant de la vie quand l’autre s’embourbe dans le recul et le décalage permanent ?

Le récit intrigue et captive. Il émeut surtout. Comme le dit (encore et encore !) la quatrième de couverture, Mathilde Alet excelle à sonder « les liens familiaux à travers le prisme des choses légères du quotidien ». Par exemple, dans ce souvenir d’un repas familial, où les réactions des uns et des autres, leur faculté à incriminer ou dédouaner tel ou telle font penser à ces icebergs dont on ne distingue qu’une infime partie émergée :

Pour trouver un coupable aux maux, Papa réinvente les histoires à l’envers. Il établit des liens de causalité entre une souffrance appelée « dommage » et le chaos des choses appelé « faits générateurs ». Ne reste alors plus qu’à en coincer les auteurs. […] Les assiettes n’auraient pas été brisées si Mireille en sursautant ne les avait pas laissé tomber. Elle n’aurait pas sursauté si Jo n’avait pas crié : Lou, arrête ! Tout le monde au cri avait regardé Lou, riant aux éclats, le doigt enfoncé dans le gâteau des familles […] Gil avait vu la première le doigt de Lou […] Gil lui avait fait une vilaine grimace avec langue tirée et bouche tordue […] Qui de Lou ou de Gil, de Mireille ou de Jo était responsable ?

Sans déflorer la suite des évènements, qui mêle suspense narratif et évolution d’une conscience, on insistera sur les mille et une notations qui renvoient la plupart d’entre nous à ces moments où l’on attend un mot, un geste qui ne vient pas, où l’on est blessé d’une absence d’attention ou d’un excès tout autant. On admirera les renversements de perspectives opérés dans le roman, qui sont autant de poseurs d’alertes . À force de nous braquer sur ce qui nous a manqué, on en oublie nos limites et nos lacunes, cette possibilité réelle et régulière d’une interprétation fallacieuse et paranoïaque du réel. Un incident nous a paru important mais n’a pas existé pour d’autres. Nous avons vu quelqu’un obliquer à droite quand il tournait à gauche. Etc.

Sans avoir l’air d’y toucher, ce roman dégage une dimension philosophique, nous exhortant à revisiter nos modes de fonctionnement pour un meilleur rapport à soi et aux autres.

Bref, un livre qui mérite le détour ! Et qui poursuit son chemin en nous bien après la dernière page.

Même rédacteur·ice :

Petite Fantôme

Écrit par Mathilde Alet
Roman
Luce Wilquin , 2016, 152 pages