critique &
création culturelle
Jacky
De la tolérance : comment apprendre à connaître l’autre

Jacky , le nouveau roman de Geneviève Damas, nous touche et nous invite à découvrir un discours sur la tolérance universelle à travers l’histoire d’une amitié hors du commun.

Non seulement autrice mais aussi comédienne et metteuse en scène, Geneviève Damas avait déjà impressionné la critique et remporté plusieurs prix grâce notamment à son texte Molly à vélo . Elle revient cette année avec un tout nouveau texte, Jacky , qui s’invite dans notre cœur de lecteur avec une force surprenante.

Dans une Bruxelles multiculturelle, elle inscrit son récit sous la forme d’un journal de bord qui nous fait traverser divers milieux sociaux. Ce journal, c’est celui d’Ibrahim Bentaieb, un jeune garçon belge d’origine marocaine, fiché S, qui tente tant bien que mal de réaliser un mémoire de fin d’études. Alors que rien ne l’inspire, son professeur, bien déterminé à ne pas le laisser abandonner et redoubler, l’incite à écrire quelque chose, n’importe quoi, sur un sujet quelconque, pourvu que ça l’intéresse. C’est comme cela qu’Ibrahim décide de commencer à écrire ce travail, ce journal offert au lecteur, sur sa propre vie et sur sa rencontre avec Jacky. Lors d’une réunion interscolaire, ils se croisent et deviennent amis. Mais Jacky n’est pas un garçon comme les autres, il est juif, vient des quartiers chics de Bruxelles, et leurs deux mondes à première vue irréconciliables s’entrecroisent pour offrir au lecteur une belle leçon de tolérance.

Ce texte puissant propose de traiter d’un sujet particulièrement délicat. Prendre le point de vue du jeune garçon fiché S, de celui « qui a mal tourné », qui a commis des atrocités, est un pari risqué. Geneviève Damas le remporte pourtant haut la main. Dans son texte, aucun voyeurisme de la douleur mal placé, elle ne nous emmène pas en Syrie au côté du garçon pour montrer le sang et la souffrance. À peine évoquée, cette période de la vie d’Ibrahim reste dans l’ombre, dans le regret, dans le traumatisme, et c’est ainsi que s’exprime le mieux la profonde difficulté du jeune homme à se repentir, à vivre à nouveau. En faisant le choix de ne pas raconter l’histoire d’un soldat partant pour la guerre, mais plutôt celle d’un enfant perdu revenant à sa maison, Damas joue sur les attentes du lecteur brillamment. C’est ainsi que, représentant l’horreur dans des moments inattendus, elle nous touche plus fortement, nous prenant par surprise. Ce choix qui pourrait surprendre est pourtant plein de bon sens. Impossible de raconter directement la douleur de la guerre, de narrer le traumatisme sans l’esthétiser. En choisissant la technique de l’évocation, du non-dit, l’autrice ouvre alors la porte à bien plus d’émotions et de vérités que via la simple démonstration des faits.

C’est ainsi que la lectrice que je suis est possédée par des émotions inattendues. Alors qu’elle se préparait à la souffrance, elle est baignée dans la bienveillance de l’autre et l’espoir. Alors qu’elle aurait probablement dénigré, jugé et rejeté Ibrahim, elle se retrouve à tenter de le comprendre et à vouloir son bien. Certes, la douleur de la guerre n’est pas effacée du récit, mais elle apparaît dans des moments fugaces qui ne font que renforcer l’espérance qui en découle. La plume de l’autrice, fluide et agréable à lire, permet au lecteur de pleinement entrer dans le récit et de se laisser baigner par les émotions, bonnes ou mauvaises. Damas ne cherche aucunement la distance, mais bien la proximité du lecteur avec des phrases courtes et un vocabulaire limpide. Sa plume nous invite à entrer dans la tête d’Ibrahim, à y voir la vérité et ainsi à accéder pleinement à l’identification.

« J’ai demandé à Jacky s’il voulait un sandwich, il a fait non : « Mais je vais avec toi, si tu veux », j’ai choisi thon, on s’est rassis, j’ai mangé, il a demandé si je voulais entendre Queen, « le groupe dont je t’ai parlé ! », OK, j’ai fait. Il a sorti son portable, on a partagé les écouteurs, je ne savais pas si j’écouterais ça après la journée, ce n’est pas ce que je kiffe en général, mais il n’y a pas à dire, c’est bien fichu, on y trouve même des mots d’arabe. »

Grâce à cette écriture simple, notamment via des phrases courtes, qui permet de s’ouvrir à l’histoire, le lecteur est alors confronté non pas à un discours sur la tolérance entre juifs et musulmans, mais bien à une perception globale de la tolérance entre êtres humains. Jacky tente peu à peu d’accepter Ibrahim, il lui ouvre son cœur et sa maison, tandis que de son côté Ibrahim fait de même. Les deux amis s’apprivoisent petit à petit, ils se découvrent et se lient, affirmant leurs ressemblances et leurs différences.

« Arielle, l’animatrice d’écriture, voyant nos têtes trempées, avait dit pour blaguer : « Ce lundi sera peut-être le plus beau jour de votre vie ! » J’avais pensé « Quelle phrase stupide , comme si quelque chose de beau pouvait encore m’arriver. » Je ne me suis pas rendu compte tout de suite que ce 18 janvier avait, d’une certaine façon, transformé ma vision des choses. »

Dans un même temps, nous, lecteurs, sommes amenés à nous ouvrir. Ibrahim Bentaieb est fiché S, son passé en Syrie est brièvement évoqué, nous savons et posons dès le premier chapitre des préjugés. Mais comme Ibrahim devra déconstruire ses a priori sur les juifs pour pouvoir connaître Jacky, le lecteur est amené à se remettre en question, à laisser ses idées reçues de côté pour aller à la rencontre de ce jeune garçon et tenter non pas d’accepter mais de comprendre son parcours de pensée. Ainsi le roman ne se cantonne pas à ouvrir à la  “simple” tolérance entre les religions, mais bien à s’ouvrir à l’autre peu importe sa différence, et de passer par la connaissance avant de porter un jugement.

Accessible aux plus jeunes comme aux plus vieux, ce roman de Damas saura charmer toutes les générations. Son message universel pourra être entendu par tout un chacun et respirer à travers nous pour ouvrir nos yeux et nos cœurs, changer notre regard vers un monde meilleur, tolérant.

Même rédacteur·ice :

Jacky

Geneviève Damas
Gallimard, 2021
160 pages