La patience du lichen de Noémie Pomerleau-Cloutier
L’horizon pour seule réponse*

Sous forme d’arpentage poétique, La patience du lichen déplie 375 km de terres méconnues au gré des voix de celles et ceux qui y vivent. Découpé en plus d’une centaine de témoignages, le recueil de Noémie Pomerleau-Cloutier est une somme précieuse où coexistent harmonieusement souci documentaire et recherche esthétique.
* inspiré par Roxanne Bouchard « notre seule réponse, c’est l’horizon »
Après avoir parcouru la Côte-Nord entre les pages de Brasser le varech (La Peuplade, 2017), Noémie Pomerleau-Cloutier s’enfonce plus loin encore dans les profondeurs du territoire québécois pour rejoindre les villages de la Basse -Côte-Nord. Une portion de côte qui s’étend de Kegaska à Blanc-Sablon, piquée de toponymes dépourvus de route auxquels on n’accède que par bateau, moto-neige, avion. Les femmes et les hommes qui peuplent ce morceau reculé du territoire parlent français, anglais, innu. Ce sont les coasters . On les oublie souvent. On grossit leurs traits et ne souligne que la baisse démographique de leur région, au détriment du foisonnement d’histoires singulières et collectives qui s’y déploient. C’est là que fait sens l’ampleur du projet poético-documentaire mené par l’autrice : en offrant un espace d’expression à une multitude de voix aussi modestes que puissantes, La patience du lichen (La Peuplade, 2021) archive des modes d’existence qui s’éteindront avec celles et ceux dans les corps desquel·les ils survivent.
  
   dans les villages
  
  
   
    l’hiver goûte la liberté
   
  
 
  
   les journées au grand air
  
  
   
    le poisson cuit au feu de bois
   
   
    
     les fins de semaine de carnaval
    
   
  
 
  
   la neige et la glace
  
  
  
   conservent les liens
  
  
  
   au chaud
  
 
  
   la route
  
  
  
   fond chaque printemps
  
 
Les vies de la Basse-Côte-Nord semblent, plus qu’ailleurs, rythmées par les saisons : « à neuf hivers de vie », « à l’aube de ton quatorzième automne ». C’est à la couleur des feuilles, à la solidité de la glace et aux migrations marines que se fient les agendas sur lesquels s’inscrivent les quotidiens des coasters . Des gens qui se réclament de l’eau douce, d’autres de l’eau salée, certains qui ne peuvent vivre sans les arbres ; autant d’humains différents, cœurs et pieds liés à un sol singulier. Leurs voix se passent le relais à chaque page, explorant une pluralité de tons et tessitures que renforce le mélange des pronoms, des langues et des voix narratives : entre ici et la route à finir se croisent des -tu et des -je, des -elles et des -ils qui, plus ou moins, effacent l’autrice. Des bribes de dialogue, en anglais ou en français, sont retranscrites telles quelles, ébauchant une poésie du familier qui n’est pas sans évoquer celle des objectivistes américains1 . D’autres phrases sont traduites en innu-aimun. Toutes ces paroles rapportées s’identifient typographiquement par l’italique, mêlé au romain pour ajouter encore aux déliés de la fresque poétique qui s’ébauche patiemment entre les villes – dépourvues de route, certes, mais reliées tout de même par les cordes des voix dont elles résonnent.
  
   des générations d’échanges
  
  
  
   dans les langues frontalières
  
 
  
   why are you speaking to him in English
  
  
  
   quand vous parlez tous les deux français
  
  
  
   you keep on switching
  
  
  
   ça dépend à qui tu parles
  
 
  
   on n’appelle pas ça un mélange
  
  
  
   quand on se rejoint
  
 
Et pour se rejoindre il y a l’eau, les bateaux et les ponts de glace sculptés par l’hiver – passerelles fragiles, compromises par le réchauffement climatique. Sur la Basse-Côte-Nord, l’horizon est une porte d’entrée sur l’infini. Là où la langue et la disposition du paysage pourraient s’ériger en frontières, la perméabilité des humains au territoire (et réciproquement) fait figure de fil qui relie ses habitant·es – et accroche les voyageuses qui s’aventurent parmi eux. Le projet de broderie poétique lié aux secrets et aux deuils2 entrepris depuis peu par Noémie Pomerleau-Cloutier prolonge, sur un autre support, la démarche amorcée dans La patience du lichen : ici aussi, les mots dessinent les vies en relief. Les voix se superposent au territoire comme le fil au tissu, étroitement enchevêtrés. L’attachement à cette terre est organique : s’il faut parfois la quitter, il sera tout aussi péremptoire d’y revenir. « Reprendre le sens du sang », puisque « la circulation sanguine est une vague, après tout ».
  
   la rivière
  
  
  
   qui sépare
  
  
  
   l’anglaise Saint-Augustin
  
  
  
   de l’innue Pakua Shipi
  
  
  
   une frontière
  
  
  
   plus ouverte
  
  
  
   quand elle est gelée
  
 
La forme poétique telle que la travaille l’autrice épouse le lieu dont elle effleure les contours, se lit comme un ressac : rebrousser chemin dans la strophe pour relier les images qui, une fois tissées ensemble, dévoilent les paysages tracés par la marée des mots. Au fil des témoignages, s’abandonner au rythme impulsé par les phrases, découpées en vagues qui « résonnent au son du mot home ». À bord du Bella Desgagnés, la prose reprend ses droits : il s’agit de ne pas perdre pied lorsque l’on revient à soi, chargée des histoires des autres.
  
   quand il parle
  
  
  
   ses mains veinées d’écorce
  
  
  
   sur la table
  
  
  
   battent la mesure
  
  
  
   d’une onde lointaine
  
 
À certains fragments d’un imaginaire marin si éloigné du sien, la lectrice belge, pour qui la mer de l’enfance est grise et plate, son ciel bas et ses plages nues, ne peut que conférer l’éclat opaque du symbole. Rien ne préparait à l’immensité qu’ouvrent les mots rapportés et choisis par l’autrice. La patience du lichen s’acquitte, en mieux, de la mission que l’on aurait voulu confier à cette route stoppée net : transporter les vivants au-delà de leurs horizons.
  
   Et arrivée au bout
  
  
  
   il n’y aura rien d’autre
  
  
  
   que tout ce qu’il me reste à comprendre