Cinq volumes dont un manga, plus de 1000 pages : on ne passe pas à côté du Grand Rire des hommes assis au bord du monde de Philipp Weiss sans sourciller devant l'ampleur de l'œuvre. Un roman qui explore les limites de son propre genre au travers de personnages-narrateurs qui se heurtent à une réalité rendue bancale. 

Au milieu du flot de nouveautés de la rentrée de la rentrée littéraire de septembre 2021, un ouvrage se démarque par son étrangeté. Au premier coup d'œil, Le Grand Rire des hommes assis au bord du monde ressemble à un coffret rassemblant plusieurs tomes d'une série... pourtant tous signés de différents noms d'auteur·trice. Plus étrange, format mis à part (qui permet de les grouper dans le coffret), les volumes ne semblent pas avoir fait l'objet de la moindre intention d'unicité puisque, au dos de chacun, différentes polices sont utilisées et que chaque couverture arbore une couleur différente. Un objet intrigant qui est en réalité l'œuvre de Philipp Weiss, philosophe, dramaturge et auteur autrichien. Dans ce roman monumental, les cinq volumes sont à comprendre comme un tout, faisant intervenir et se croiser différents personnages, dont chacun·e sera également le narrateur ou la narratrice de son volume dédié – chacun dans un style très différent. De cette façon, l'ensemble ballote les lecteur·trices de 1870 à 2011, entre l'Autriche, la France, et le Japon. 

En toute honnêteté, Le Grand Rire... m'a fascinée avant même d'en avoir lu une seule page. Et j'utilise ici le terme « fasciner » à dessein, alors que je ne suis habituellement pas friande de ce genre de qualificatifs (fascinant, envoûtant, enivrant...) pour une critique littéraire. Mais si un roman mérite quelques superlatifs, c'est bien celui-là. Fascinée, donc, parce que ce livre est une anomalie. Quel éditeur fou a bien pu prendre le pari de publier un livre aussi conséquent et aussi audacieux dans sa forme –  d'autant plus qu'il s'agit du premier roman de Weiss ? 

On se retrouve presque désemparé·e face à cet ouvrage, dont les parties ne sont pas numérotées, laissant donc au·à la lecteur·trice la décision de l'ordre dans lequel il ou elle découvrira l'histoire, ce qui aura bien entendu un impact non négligeable sur l'expérience de lecture. 

 

L'attribution de chaque volume à un personnage interne à la fiction renvoie au topique du « manuscrit trouvé »1, qui consiste en la dissimulation de la narration derrière la prétention que l'œuvre de fiction serait un document réel, à l’auteur inconnu mais bien différent du signataire du livre qui prend alors le rôle uniquement de rapporteur. Si le topique est fortement associé au XVIIIe siècle, où il est utilisé à outrance par les romancier·ères, c’est que son usage correspond à une stratégie de légitimation du roman qui commence seulement, à l’époque, à s’établir comme genre reconnu à part entière. On retrouve pourtant des « manuscrits trouvés » bien avant, le trope jalonnant l’histoire du genre avant même qu’il en soit réellement un – il remonte « au moins au Moyen-Âge »2. Il n'est plus aussi commun aujourd'hui qu'il a pu l'être à ses heures de gloire, et dans le cas du Grand rire..., il ouvre la possibilité d'approfondir plusieurs personnages, de développer pour chacun·e un style (magnifiquement traduit de l'allemand par Olivier Mannoni), et même un genre, bien spécifique. Il en ressort une œuvre complexe, brillante, aux multiples jeux de miroirs entre ses parties.

Explorations alphabétiques : « Encyclopédies d'un moi »
« C’était en 1870, j’étais une jeune fille, lorsque deux objets me tombèrent entre les mains : d’un côté, un Journal aux pages encore vierges ; de l’autre, la somptueuse Encyclopédie de d’Alembert et Diderot, dont j’ai trouvé les lourds volumes empoussiérés au grenier, dans la maison de ma grand-maman malade. Vous qui êtes un homme de lettres, vous comprendrez peut-être quelle euphorie s'est emparée de moi en feuilletant ces gros ouvrages qui contenaient le monde. J’ai alors moi-même décidé de devenir encyclopédiste – et pourtant j’ai fini simple chroniqueuse. »

Encyclopédies d’un moi est le seul volume dans ce roman qui ne se situe pas à une époque contemporaine. Il s’agit de l’histoire de Paulette Blanchard, faisant publier en 1880 une autobiographie organisée sous forme d’encyclopédie, inspirée de Diderot, sous-divisée en douze alphabets correspondant à différentes périodes de sa vie. La jeune Paulette, dès l'adolescence,, raconte à travers une suite de mots-clés ses activités quotidiennes, suivie de sa participation à la Commune de Paris aux côtés de son oncle, puis son départ pour Vienne lors de l’Exposition Universelle de 1873, son départ pour le Japon, où elle sera épouse, mère… et exploratrice. C'est le récit d'une jeunesse pleine de transgression, en particulier en tant que femme dans l'effervescence du XIXe siècle ; le portrait d'une époque dont Paulette souligne les travers tout en croyant en son avenir ; celui, enfin, d'une fuite en avant vers le nouveau, l'inconnu. Entre journal intime et carnet observations de ce qui l’entoure, le journal d'une Paulette émotive et curieuse organise le monde par la sémantique, selon un système cohérent.

« FUTUR : -- 1. Mademoiselle Paulette, que comptez-vous lire ensuite ? Tout ! Mademoiselle Paulette, que vous plaira-t-il de faire quand vous serez enfin à Paris ? Tout ! Mademoiselle Paulette, quelles études envisagerez-vous de suivre ? Toutes ! Mademoiselle Paulette, dans quel pays aimeriez-vous voyager ? Tous ! Mademoiselle Paulette, quel homme aimerez-vous un jour ?

       2. Mon Dieu ! Si seulement je savais ce qui vient. Si seulement j'avais la certitude que tout ira bien. »

© Diacritik

Formellement, il s’agit du volume dont le caractère de « manuscrit trouvé » est le plus manifeste, avec une lettre de Paulette à l’éditeur en guise d’introduction, une mise en page surannée. Mais alors qu’il se rattache clairement à l'histoire romanesque, cet ouvrage repousse également ostensiblement les possibilités et limites du genre. Comment, en effet, lire une encyclopédie ? Sommes-nous, en tant que lecteur·trices, censés en parcourir les pages de façon linéaire, comme pour un roman ? La forme suggère une création sous forme de feuillets, classés par ordre alphabétique a posteriori. La progression interne à chaque sous-section n’est donc pas chronologique. L’encyclopédie appelle à faire des allers-retours dans le livre, en comparer certaines occurrences, mais aussi noter certaines omissions, certains blancs dans le récit.

Ce volume introduit un rapport à la science en tant que médium de perception de la réalité qui, transposé au XXIe siècle, montre ses failles. 

Désillusion, déréalisation et élucubrations : « Cahiers » de Chantal
« Et à chaque émergence 

un écho de la vieille question : 

Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? 

De toute façon nous 

nous en sortirons mieux avec le néant. »

Bond dans le temps : Chantal Blanchard est l’arrière-arrière-petite-fille de Paulette. Elle est « une scientifique vieillissante », climatologue. Elle découvre dans le même élan l’existence de Paulette et celle de ses Encyclopédies (auxquelles Chantal n’aura accès que plus tard), les circonstances de sa mort lorsque sa dépouille est retrouvée momifiée dans les Alpes, conservée par la glace depuis plus de 130 ans. Mais surtout, Chantal apprend que son aïeule, « la téméraire Mme Blanchard », avait découvert en 1874 un crâne d’hominidé remettant en question toutes les théories évolutives que nous connaissons. Surnommé « enfant de Gyokusendo » à cause de la taille minuscule du crâne, cette « créature impossible » bouleverse sa compréhension du monde, ses connaissances, et l’accompagne aux limites de la folie. 

« Qui es-tu, enfant de Gyokusendo ? À moins que je ne doive te demander : Qu’es-tu ? Le nain d’Okinawa ? Une tête réduite ? Une ruse, une plaisanterie de la nature ? Un petit tas d’os défaits ? Pourquoi apparais-tu maintenant ? Quelques traits sur une feuille de papier ? Existes-tu seulement ? Pourquoi faire une incursion ici ? Pourquoi me hanter ? Pourquoi me plonger dans le malheur? Le père est arrivé avec ton image. Il a dit : Ici. Et d’un seul coup, tu étais là. Créature impossible, enfant de Gyokusendo. Tu me fais peur. Tu me séduis. Tu fais claquer tes dents. Tu prophétises à l’être humain un nouveau passé

Squelette à la con ! »

Même si on pourrait difficilement trouver deux styles plus différents que ceux des Cahiers de Chantal et des Encyclopédies de Paulette, les ouvrages se répondent considérablement, particulièrement dans leur façon de se rattacher à une méthode inspirée des sciences comme moyen d’introspection. En réalité, leurs démarches sont presque en miroir : si Paulette décode et organise le monde par la science, Chantal voit en celle-ci des échos de sa propre intériorité et d'une société en crise. L'une va du monde à la science, l'autre de la science au monde.

Les épreuves du livre « Le Grand Rire des hommes assis au bord du monde », photo © Olivier Dion

L’ouvrage est un ensemble de notes, de phrases notées au vol et de réflexions sur sa vie, de longs passages où elle s'adresse à l'enfant de Gyokusendo, point de rupture de son existence ; des citations, des images collées, mais aussi de longues digressions sur des faits scientifiques qui l'interpellent. C'est surtout ces derniers qui créent le plus de profondeur et de complexité chez le personnage de Chantal. De l'histoire évolutive à la physique, en passant par l'histoire de l'art et la philosophie, Chantal ne fait pas toujours de parallèle évident entre ces faits et anecdotes et sa propre crise intérieure, mais tout la ramène vers un sentiment de non-sens, de crise de la réalité. Car si toutes ces certitudes peuvent être réduites à néant par la découverte, plus d'un siècle plus tôt, d'un crâne d'hominidé, à quoi croire encore ? 

Le volume est un objet époustouflant qui joue avec la mise en page et la typographie pour rehausser la confusion de son personnage, jusqu'à mener à la disparition du texte. Irrémédiablement, tout pointe vers une sentence nécessaire : « Cessez de lutter ! » 

Le sol ne vous porte plus : « Terrain vague » de Jona Jonas
« Vous savez, écrivit-il, ici, au Japon, nous vivons depuis des millénaires avec des catastrophes – tremblements de terre, tsunamis, éruptions volcaniques, typhons. Nous avons appris à vivre avec l'imprévisible. [...]

-- Comment tenir debout quand le sol ne vous porte pas ? »

© Diacritik

Le Récit de Jona Jonas est ce qu'on a de plus proche d'un roman conventionnel dans cet ouvrage. Il s'agit d'une histoire à la troisième personne, intime et proche, suivant l'évolution de son personnage-narrateur, artiste et photographe, parti au Japon pour retrouver son amante disparue, Chantal. Dans une sorte de Bildungsroman introspectif, son séjour, ses recherches, ses rencontres seront autant d’occasions de se confronter à lui-même et à la relation qu'il avait tant idéalisée avec la climatologue. 

En ayant lu les cahiers de Chantal, que ce soit avant celui-ci ou a posteriori, on se rend compte que Jona a une compréhension assez limitée des déchirements qui traversent sa maîtresse. Au long de ce récit, si ses remises en question sont moins manifestes que celles de Chantal, elles y trouvent leur écho... tout en admettant une certaine impasse en termes d'intimité. Au Japon, Jona se heurte à l'incompréhension, à l'isolement, à l'impossibilité de cerner ne serait-ce que sa propre intériorité. Et, aussi naturellement qu'un tremblement de terre, les certitudes se délitent.

Médiation du trauma : « Les Carnets d'Akio »
« Ce qui m'est arrivé a donc bien fini par se savoir et des gens que je ne connais pas n'arrêtent pas de venir me serrer dans leurs bras, même quand ça fait un bout de temps qu'ils n'ont pas pris de douche. C'est pour ça que, maintenant, je me contente de tout dire à mon dictaphone, parce qu'il n'a pas de nez. » 

Paradoxalement, le volume dédié au petit Akio, au contenu pourtant émotionnellement lourd, est un petit vent de fraîcheur dans cette œuvre. Il s'agit de la retranscription des monologues laissés sur un dictaphone par un petit garçon japonais depuis le camp d'évacuation de Kōriyama où il se retrouve livré à lui-même après le tsunami de Fukushima. Il décrit la catastrophe, ses errances et sa vie au camp avec un regard innocent et imagé. Les tremblements de terre deviennent des orages souterrains, les inondations font flotter les maisons comme des bateaux ; tout est terrible, mais d'une certaine façon, tout revêt une apparence de conte de fées.

« MAIS ENSUITE L'AVALEUR NOIR A ENGLOUTI TOUTE NOTRE MAISON. Gloups ! Je n'avais encore jamais vu un noir pareil. [...] Mais c'est devenu encore pire. Parce qu'à force de gloutonnerie, le noir s'est ensuite engouti lui-même. Je crois qu'après je n'étais plus là »

Derrière ce petit carnet plein de poésie un peu candide se dévoile le thème sous-jacent de la gestion du traumatisme, également présent dans Les Îles heureuses. Incapable de communiquer ses angoisses aux adultes autour de lui, ayant perdu ses repères et sa confiance en ce qui l'entoure, Akio se rassure... en parlant à une machine. Une fois encore, la technologie et la science prennent leur place dans la façon dont un personnage comprend et décode le monde, en servant ici de médiateur. Un écho à cela, un écho déformé, perverti, se retrouve dans le manga d'Abra. 

Fantasmagorie du corps et de la machine : « Les Îles heureuses » d'Abra
« Mais cette fois c'est différent ? La douleur ne se situe pas dans une partie perdue du corps. La douleur est dans la machine. Quoi que je fasse, la douleur reste dans ce fichu bras. »

Les Îles heureuses est le seul volume de ce coffret qui est censé être une oeuvre de fiction – à l'intérieur de la fiction – ... ou d'auto-fiction, car son personnage principal et narratrice porte le nom de son autrice, lui ressemble (toutes deux sont amputées et portent des prothèses à un bras et une jambe) et évoque des événements dont on sait, par les récits de Jona et d'Akio, qu'ils ont bel et bien eu lieu. Le manga raconte l'histoire d'Abra, mangaka, donc, qui commence à ressentir une « douleur dans la machine » – la machine étant sa prothèse. S'ensuit un voyage halluciné explorant son passé, ses fantasmes, ses traumatismes et les liens entre les trois dans un Tokyo de plus en plus surréaliste. Mais là où l'histoire d'Abra intègre les thématiques qui traversent l'œuvre, c'est dans son association avec la machine, à cause de ses prothèses robotiques d'abord, puis dans ses fantasmes, qui vont peu à peu prendre le pas sur la réalité. Elle est en quelque sorte une figure ultime de l'anthropocène, perdant pied dans son humanité et entraînée dans une boucle infernale, constamment confrontée à ses propres faiblesses et limitations. Par son intimité en morceaux et ses angoisses de déréalisation, Abra rappelle beaucoup Chantal, quoique dans un style très différent, plus onirique.

« J'efface l'univers. Il est mal construit. Peut-être le projet raté de je ne sais quel dieu qui s'ennuyait. Ou de sa copie pirate. Le voilà parti. Il n'y a plus de temps. Plus d'espace. Plus de forme. Plus de loi naturelle. Plus de code. Enfin. Rien. Juste volonté : commencer à zéro. »

Conclusion - Le bord du monde

Dans une interview au Monde, Philipp Weiss a expliqué qu’il n’est pas lui-même lecteur, et qu’il n’a approché la lecture que dans la perspective de l’écriture, ce qui explique peut-être l’audace des transgressions formelles de son œuvre. Étrangement, le ou la lecteur·trice est central·e à cette œuvre, car il lui faut « reconstruire » le récit à partir des différents volumes. Le lien entre les parties du roman n’est pas aussi évident que dans une narration qui changerait simplement la focalisation. Ici, l’histoire se dessine comme en négatif, à partir des silences laissés dans certaines parties, à partir de certains thèmes, récurrents, de certaines questions soulevées dans tel volume et des pistes de réponses avancées dans tel autre. Chaque volume se présente en quelque sorte comme une clé de compréhension des autres.

Il serait trop facile de dire des personnages du Grand Rire des hommes assis au bord du monde qu'ils et elles sont « au bord du monde » chacun à leur manière, parce que Paulette repousse les limites de sa condition de femme, que Chantal oscille au bord de la folie, que Jona flirte entre masculinité et féminité, qu'Abra est à la frontière entre humanité et machine, qu'Akio se réconforte pour ne pas basculer dans la terreur. C'est plutôt l'œuvre dans son entier qui incarne la limite, au bord du basculement, de notre monde, de l'humain, de nos peurs et de nos illusions – et, bien sûr, de la fiction.

« Il s'agit plutôt de la pluie des atomes d'Épicure, qui tombe dans le vide en parallèle. Il y a 2 300 ans, le philosophe nous explique qu'avant la naissance du monde une quantité infinie d'atomes tombaient, en parallèle, dans le néant. Ils continuent à tomber. Sans cause, sans but. [...]
Ils dérivent, à peine perceptibles, de leur chute verticale, interrompent, on ne sait ni où ni pourquoi, la chute parallèle et interminable, se télescopent, heurtent les corps voisins qui, à leur tour, entrent en collision avec d'autres et d'autres encore, et c'est ainsi que se met en place le carambolage progressif – et donc la naissance d'un monde.
C'est quelque chose de ce genre, je crois, qui m'est arrivé. »3

En savoir plus...

 

Le Grand Rire des hommes assis au bord du monde

De Philipp Weiss
Traduction d’Olivier Mannoni
Éditions du Seuil, 2021
1088 pages


  1. Christian Angelet, Le topique du manuscrit trouvé, Cahiers de l'AIEF, 42, 1990, pp. 165-176 

  2. id., p.116. 

  3. « Cahiers » de Chantal Blanchard, p.11