Traduit de l'italien, Mater Baltica d'Elena Tognoli capte le regard, avec sa couverture crayonnée bleue. Dédicacée « à l'eau », cette œuvre graphique originale nous offre un long poème sur la féminité, la maternité, la nature, avec une douceur qui contraste avec la douleur qui la traverse.
« Savez-vous à quel point la mer est profonde ? songeait la femme. Les bateaux de pêche prennent ça pour du silence. »
La mer exerce décidément une certaine fascination sur nos imaginaires . Lieu de fantasmes, de légendes et d'inquiétudes, je lui trouve en même temps un côté étrangement rassurant, familier. En tant que point d'origine de toutes les espèces animales, l'association avec la maternité est sans doute toute trouvée. Jouant avec l'évidente homonymie de la mer/la mère, c'est l'articulation entre ces deux thèmes qui traverse Mater Baltica.
« La mer est un ventre,
gémissait la femme
Pour sortir on perce
la surface, on la fait
hurler. »
« On a trouvé une femme dans la mer Baltique. » Comme une ritournelle, ces mots rythment l'œuvre. Cette œuvre délicate, dont le lyrisme prend des airs de conte pour enfants, est un long poème entremêlé de dessins à l'encre bleue. L’autrice de cette oeuvre, Elena Tognoli, artiste et philosophe italienne, joue avec le thème de la corporalité dans cette figure de femme échouée, mère multiple, écartelée. L’ouvrage est entrecoupé de chapitres introduits par des sièges où sont déposés les œufs, et de cette façon, même si « la femme » est le personnage focal et seul point d'accoche du récit, elle en est aussi dépossédée. C'est une femme sans nom, qu'on déplace et manipule, uniquement définie par ces œufs qui dépassent de son corps et en brouillent les contours.
« Elle rêva que son ventre se fendillait,
ses oeufs lui échappaient
loin dans le creux déserté
loin dans les fibres
dans les jambes
coulaient les oeufs
crus et noirs,
elle rêva qu'elle ne pouvait pas marcher. »
Mater Baltica est une œuvre déroutante, où se mêlent thématiques écologiques et discours sur la filiation, sur le corps, sur le langage. Un peu hybride, elle s'inscrit à merveille dans la ligne éditoriale des éditions Esperluète, centrée sur les ponts entre différents univers artistiques, entre le texte et l'image en particulier. L'autrice et dessinatrice explique qu'elle s'est « rapidement éloignée des conventions du monde de l'illustration pour [se] consacrer au dessin »1 . Il est vrai que cet ouvrage ne répond pas à la définition de roman graphique, puisque les images ne reflètent pas simplement le texte, mais fonctionnent de façon complémentaire à celui-ci. Les dessins, parfois d'une simplicité troublante, toujours vibrants d'expression, sont entièrement réalisés à l'encre bleue. Ils varient entre des lignes fines et dépouillées, claires et presque perdues au milieu de la blancheur de la feuille, et des traits plus resserrés, enchevêtrés ou des grands aplats de bleu qui envahissent la page.
Femme-monstre marin, monstre au sens étymologique de « qu'on montre », déjà quand elle est observée et manipulée par les pêcheurs, elle l'est ensuite par sa qualité de mère même, ne sachant pas ce qui sortira de ses œufs. Dans les deux cas, elle est montrée perdant tout contrôle sur son corps et ce qu'il engendre.
« On a trouvé une femme
sur l'estran de la Baltique,
elle sentait la peur.
La femme pensait à
ce qui serait sorti
de ces petits œufs :
des monstres marins,
un nuage de têtards,
des amphibiens à quatre pattes
qui remontent l'évolution
pour marcher sur leurs deux jambes,
à en avoir mal au dos. »
La douceur du ton et la légèreté du trait n'empêchent pas la douleur qui accompagne l'histoire de cette femme observant le monde qui l'entoure et le reflétant. Elle n'est jamais réellement faible, car elle porte en elle une infinité de possibilités et de forces créatrices ; mais bien dépossédée, dépassée et réduite à un corps trop fragile pour englober toute sa complexité. Elle est à la fois porteuse de son propre univers et étrangère au monde dans lequel elle émerge, disloquée et silencieuse. Un propos sur l'écologie est perceptible en filigrane, bien que relativement libre d'interprétation. De sa capture dans les filets des pêcheurs ou des enfants incubés en boîtes de conserve, aucun jugement n'est asséné. Car cette femme, en définitive, est un réceptacle sémantique, un symbole dont on fera ce que l'on voudra.
C'est un tableau qui semblerait bien pessimiste, s'il ne ressortait pas de cette œuvre une beauté qui transperce la tristesse du récit. Et quand les œufs, une fois éclos, révèlent des mots, tout s'illumine : ce ne sont pas des monstres marins qui jaillissent, mais le langage même. Tout à coup, la femme dépossédée devient créatrice en enfantant une œuvre qui la traverse, la transcende et la rend sujet de l'histoire qu'elle pourra elle-même raconter en révélant toute sa profondeur. Tout en retournant à la mer, enfin, elle brise le silence des abîmes.
Mater Baltica est un petit voyage poétique, triste et lumineux. Peut-être trouverez-vous un peu de vous dans cette figure de mère-mer ; peut-être y apercevrez-vous le reflet de notre monde et de ses failles ; peut-être vous laisserez-vous simplement bercer par ce conte philosophique doux et mélancolique.