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Pro familia mori

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Une Antigone à Kandahar

, Joydeep Roy-Bhattacharya relève le pari de ressusciter le personnage mythique de Sophocle, figure mythique de la résistance, pour apporter un éclairage nouveau sur un conflit entré dans la banalité de notre quotidien.

Quand de la Grèce antique aux montagnes afghanes, il n’y a qu’un pas… Nizam est descendue de sa montagne natale en chaise roulante à la seule force de ses moignons, désormais ensanglantés, pour enterrer selon les rites de sa religion son frère, Youssouf, le dernier membre de sa famille, « un héros pachtoun, un moudjahid et un résistant qui a combattu les talibans et est mort en combattant les envahisseurs amrikayi ». Face à elle, Connolly, capitaine de l’armée américaine, refuse de lui livrer le corps de ce terroriste, ce taliban, cet ennemi qu’il a tué lors d’une bataille qui a laissé des traces dans son propre camp.

Au fil des 350 pages de son roman, Joydeep Roy-Bhattacharya décrit minutieusement, sans jamais porter de jugement, le quotidien de la base. De part et d’autre, les deux camps cherchent sans cesse à comprendre et justifier un conflit qui s’enlise et dont l’origine pourtant évidente au début s’enfonce peu à peu dans l’obscurité… Certains pourraient reprocher à cette réécriture de tomber dans le cliché : le médecin qui décide de quitter son poste, car il en a trop vu, le lieutenant qui se demande pour quelle raison il s’est engagé et le capitaine qui campe sur ses positions vaille que vaille. Mais d’autres leur rétorqueront que ces vérités valent la peine d’être affirmées encore et encore : oui, dans les deux camps, la guerre laisse de nombreuses traces, non, les soldats ne sont pas des machines créées pour détruire. Chaque chapitre du livre est une voix. Chaque voix essaie de s’accrocher à ses convictions, essaie d’étouffer les doutes qu’elle entend sa conscience lui murmurer.

Province de Kandahar, Afghanistan, 2011. ROMEO GACAD/AFP

Loin de l’image véhiculée par les médias, l’auteur ne met pas en scène des héros, mais des êtres humains qui se ne sont pas toujours engagés dans l’armée par volonté de sauver un pays, mais parfois pour éviter de trimer toute une vie aux réassorts d’un supermarché. Des êtres humains qui doivent faire face à la désillusion et au conflit interne. Que faisons-nous là ? Pourquoi nous battons-nous ? Il nous raconte la détresse de ceux qui perdent un collègue devenu un ami, une détresse qui peut rapidement se transformer en soif insatiable de vengeance. Et quand la nuit surgit, quand la base s’endort, et que seule veille la sentinelle, cette culpabilité qui surgit, cette ineffable incompréhension d’une guerre dont la rationalité échappe même parfois aux plus convaincus.

Une Antigone à Kandahar ne relâche jamais la pression. Chaque mot résonne et permet au lecteur de réajuster ses idées. Joydeep Roy-Battacharya livre une fable moderne sur les conséquences d’une guerre dont les tenants et aboutissants ont été éclipsés au fil des années, des combats et des cadavres. Et l’auteur réussit un tour de force en faisant de ce récit au sujet lourd un livre dont on ne parvient pas à suspendre sa lecture.

Même rédacteur·ice :

Une Antigone à Kandahar

Écrit par Joydeep Roy-Battacharya
Traduit de l’anglais par Antoine Bargel
Roman
Gallimard, « Du monde entier » , 2015, 355 pages