Treize livres maudits
Treize livres maudits d’Arnaud de la Croix propose une lecture philosophique et littéraire de quelques-unes des pièces maîtresses de l’ésotérisme. Où se révèle autant le talent de l’auteur que l’intérêt de ces lectures.
Arnaud de la Croix est une de mes plus belles rencontres de la saison 2015-2016. Un homme sympathique et passionnant. Avec un brin de nostalgie accolé à son nom, car il fut d’abord, à mes yeux, un éditeur qui me faisait rêver, au Cri, comme adjoint du fondateur Christian Lutz, ensuite avec une collection jeunesse, Travelling , chez Duculot puis Casterman, où il joua superbement les orpailleurs.
J’ai abordé son dernier opus, Treize livres maudits , avec un mélange d’appétit/curiosité et d’appréhension. J’étais moi-même passé par un attrait pour les matières ésotériques (voir mes études sur Cagliostro ou Saint-Germain), il m’en restait quelques ouvertures mais, en même temps, j’avais mesuré à quel point le charlatanisme y frappait fort, des écritures absconses, des cerveaux un peu étranglés. Or Arnaud de la Croix, ces dernières années, semblait avoir basculé dans l’étude du sulfureux : la religion d’Hitler, les Templiers, les Illuminati, le Graal…
Quelques pages à peine, me voilà pleinement rassuré ! Et conquis ! L’écriture est fluide, claire, agréable. La narration tout autant. Surtout, dès l’amorce, on suit un auteur qui excelle comme mentor en ces sombres ou lumineuses matières. Un esprit sain, vif, fourrageur, au-delà des clichés et des caricatures du genre. Il ne se moque pas avec cynisme, ne passe pas son temps à détricoter nos rêves (le Livre d’Enoch !) mais, tout autant, il ne tente pas de nous faire avaler des couleuvres, démasque impostures ou supercheries, limites ou lacunes. Bref, il réalise la gageure de se montrer à la fois sceptique et enthousiaste, ouvert et critique. Je revisite mes fantasmes d’enfance, de jeunesse avec un recul adulte, adulte au sens idéal du terme… soit non sclérosé , toujours sidéré par le monde et ses merveilles , selon la philosophie prônée à l’héroïne dans le célèbre Monde de Sophie .
Le Monde de Sophie ! Justement ! Notre auteur est philosophe de formation, il nous offre une perspective différente et subtile en ce registre si particulier. Les ouvrages maudits de l’Histoire de l’Humanité ! Cachés, brûlés, condamnés, niés. Le Livre d’Enoch , L’Evangile de Judas , Le Livre de l’émeraude. .. autant d’écrits osant défier les trois religions du… Livre. Il y a encore le testament des cathares, la bible des alchimistes ou les textes qui ont fondé la Rose-Croix ou la Franc-Maçonnerie, les centuries de Nostradamus, etc.
La trame est amusante, instructive, souvent passionnante, parfumée de volutes policières ou fantastiques. Car il sera question de l’enlèvement d’Enoch, de la manipulation de Judas, des interventions troublantes des Vigilants ou Veilleurs, des Anges déchus…
Arnaud philosophe, disais-je, et c’est le miracle du livre… sur les livres. Il ouvre des portes dans la manière de se positionner face au monde, il est philosophique en répondant au cahier des charges : amener un esprit à poser sur le monde un regard tamisé par l’expérience mais transcendé par la faculté d’émerveillement qui se perd avec les années, trop souvent, ce qui est l’indice le plus sûr du vieillissement, qui n’a pas d’âge. En sus, on quitte plusieurs fois le niveau premier du récit pour des envolées profondes, des interrogations du meilleur aloi :
L’Église des premiers temps, comme les écrits rabbiniques auparavant, a mis des siècles à se décider pour l’acceptation de certains textes et le rejet d’autres, ceci au fil de rudes débats où les uns et les autres se traitaient d’hérétiques… L’occultation et, plus souvent encore, la destruction pure et simple des textes du courant finalement vaincu, ceci ne doit pas, a posteriori , nous faire croire que les apocryphes ont été rejetés depuis le début. Autrement dit, ce n’est pas de toute éternité qu’ils firent partie d’une veine marginale. Si le courant écrasé l’avait emporté, c’est le contraire qui serait vrai, et les textes aujourd’hui « canoniques » passeraient pour minoritaires et marginaux, voire, comme le suggère l’abbé Migne au sujet des « apocryphes », pour diaboliques dans leur prétendue fausseté…
Ou encore :
Une question difficile se pose à certains chrétiens : si, pour racheter l’humanité, il fallait que le Sauveur, le Messie aux yeux du christianisme, soit crucifié, alors le traître Judas ne serait-il au fond qu’un instrument, un outil indispensable à la réalisation de la volonté de Dieu et du destin de son Fils ? Autrement dit : comment Dieu, qui sait tout, qui est tout-puissant, et a donc ourdi ce plan, peut-Il avoir condamné à mort l’homme nommé Judas, sans lequel les Écritures ne se seraient pas accomplies ?
La réhabilitation de Judas, dans la foulée, est mise en perspective avec la culpabilisation occidentale post-Shoah. Et la suite est à l’avenant. On observe des médiévaux prisant fort peu la nouveauté mais… extrêmement inventifs (l’inverse étant vrai avec le monde contemporain ?), des musulmans libres-penseurs, des rapports interpellants au transcendant, à notre Histoire… officielle.
Notre conseil ? Plutôt que de foncer vers de vieux livres poussiéreux souvent tendancieux ou de passer votre chemin effrayé ou hostile, offrez-vous une entrée idéale dans ces matières qu’Arnaud de la Croix ramène au cœur d’une appréhension globale de notre monde, de notre culture. À lire pour ne pas mourir idiot, somme toute. Car un « honnête homme » se doit de maîtriser une culture de base qui intègre la Bible et Shakespeare, Bergman et Mozart, la Guerre de Sécession et l’apport des Lumières… mais le Livre d’Enoch aussi !