La rétrospective 2020
Les rédacteurs de Karoo jettent un coup d'œil sur leur année culturelle 2020. Livres, films, séries ou musique au temps de la Covid-19...
Cette année éclatée a vu, plus que de raison, nos aspirations colorées de mélancolie et le sublime côtoyer le sordide. Restait alors à voyager entre Savitzkaya, Macé, Wittig et bien d’autres, pour que demeure la possibilité d’une cabane où entretenir en toute liberté les herbes folles de nos pensées.
On se plie, on comprend, on est d’accord : la situation est exceptionnelle, inouïe. Du jamais-vu, jamais vécu. Mais, à se courber-tordre-plier, l’espace lui aussi se renferme, s’étrique et se contracte. Tout ce qu’il reste de paysage tient à l’intérieur de nos têtes. Reste à appréhender le précipité de quotidien qui recouvre nos proches et nos lointains. Un premier réflexe : chercher dans la forme un angle inédit pour percer ce voile d’opacité. Une réponse possible : les livres de Monique Wittig,
Elles disent, prends ton temps, considère cette nouvelle espèce qui cherche un nouveau langage. Un grand vent balaie la terre. Le soleil va se lever. Les oiseaux ne chantent pas encore. Les couleurs lilas et violet du ciel s’éclaircissent. Elles disent, par quoi vas-tu commencer ?
et ceux d’Eugène Savitzkaya.
Rien d’extraordinaire ne se produira. L’extraordinaire n’aura pas lieu. Ou alors il a déjà cours, progressif comme un épanouissement ou un étiolement et fondu dans la vie courante comme une feuille dans le feuillage, et l’appréhender c’est comme décider de distinguer cette feuille parmi toutes les autres, d’en préciser la forme, la position sur la branche, le bord dentelé, la couleur changeante et d’en suivre les métamorphoses, jour après jour, jusqu’à sa chute sur terre et sa transformation en humus ou en cendre. Ainsi, une fois pour toutes, on aura vu l’extraordinaire tomber et se dissoudre dans la terre commune et y perdre ses principales caractéristiques, son apparence, ses raisons d’être.
Les Guérillères (Minuit, 1969) et En vie (Minuit, 1994), deux textes animés d’une énergie ancrée dans la terre, à la force tranquille et déterminée d’un torrent qui ont illuminé mon confinement : éloges d’un présent intemporel composé de mille nuances dont les mots, mieux qu’éloigner la mort, la débilitent. Mais, malgré ces échappées, l’amertume se fait difficile à cacher face à l’hypocrisie mêlée d’incohérence qui transpire des mesures appliquées au secteur culturel depuis mars dernier. J’ai envie de préciser le point de vue depuis lequel je parle : comme un nombre croissant de jeunes diplômés pour qui les places manquent, je trouve un équilibre grâce à un job alimentaire de vendeuse (dans la plus belle épicerie de Belgique) qui laisse place à l’exercice, bénévole et sans pression, de mes passions. « Doctorante à mes heures perdues », rédactrice ici et là, la culture ne m’emploie pas mais imprègne mon quotidien : la présence des livres et autres œuvres me rassure, j’érige autour de moi une cabane de culture à partager . Seulement, voilà : ceux qui n’étaient jusqu’alors que métiers dévalués sont subitement passés du côté « essentiel » de la force, là où le reste, le « monde des idées » des chercheurs, artistes et autres gens cultivés, s’est vu renvoyer (plus explicitement que jamais) au statut de futilités . Le problème premier provient de cette fichue tendance des pouvoirs en place à comparer et hiérarchiser ; de chaque côté de la barrière, nous sommes jugés en termes productivistes. Et si la vague reconnaissance publique à l’égard des travailleurs « essentiels » fut de courte durée, la déferlante de mépris face à la culture persiste et dure (ne serait-ce que parce que celle-ci est considérée comme un ensemble homogène, sans nuances ni branches – de la même manière, d’ailleurs, que l’on désigne la « nature »... reviendrait-t-on toujours à Descola ?). L’amertume est décuplée. La cabane s’effrite avec la possibilité d’écrire et de dire, de publier, de filmer et de jouer.
Or c’est là qu’intervient Marielle Macé, «[...] l’enjeu est bien d’inventer des façons de vivre dans ce monde abîmé : ni de sauver (sauvegarder, conserver, réparer, revenir à d’anciens états) ni de survivre, mais de vivre, c’est-à-dire de retenter des habitudes, en coopérant avec toutes sortes de vivants, et en favorisant en tout la vie. » Ces mots issus de Nos Cabanes (Verdier, 2019) constituent mon plus efficace remède à l’abattement. Il nous faudrait, bien évidemment, construire ensemble : on trouve matière à réflexion à ce sujet du côté, entre autres, de Mark Alizart ( Le Coup d’état climatique , Puf, 2020), Bruno Latour ( Où atterrir ? , La Découverte, 2017), Emmanuel Dockès ( Voyage en misarchie , Éditions du Détour, 2017) et Mona Chollet ( Chez Soi, La Découverte, 2015), qui ont nourri et nourrissent encore mon espoir d’un changement systémique. Mais, comme le suggérait Latour dans son article du 30 mars sur AOC, Imaginer les gestes-barrières contre le retour à la production d’avant crise , l’individuel est un point de départ. C’est à ce titre que, cette année, j’ai poussé vers les frontières de mes horizons en privilégiant des formes que j’avais jusque là peu apprivoisées – telle que la poésie. Ce n’était pas calculé, ce n’est qu’ici, rétrospectivement, que j’en prends conscience ; ce sont les aléas de cette étrange année qui ont exacerbé ce besoin de quelque chose de totalement autre . Marielle Macé parle de « recréer les conditions d’une perception élargie » et, ce faisant, d’investir les marges, d’aller voir du côté des périphéries pour trouver de nouveaux supports à nos idées et projections, pour essayer d’autres regards – ce qui fait écho au programme des éditions La Contre Allée (qui publient, notamment, Amandine Dhée et Arno Bertina), dont le catalogue n’a pas fini d’accompagner mes journées.
Ces réflexions se mêlent à l’envie de chercher consolation dans des récits où se déploie l’altérité totale que représente(rait) la Nature face à la vilaine Culture qui signe sa perte (il serait plus exact de parler de modes d’existence, fondamentalement différents, infiniment nuancés, pas forcément antinomiques). Mais la fuite se mue en exploration des frontières (entre les corps, les espaces, les règnes) et, plutôt que conforter le clivage cliché entre N et C, laisse place à sa dissolution. Je l’ai lu dans L’Arrachée belle de Lou Darsan (La Contre Allée, 2020) et Le Lièvre d’Amérique de Mireille Gagné (La Peuplade, 2020) : récits d’émancipation, très différents dans la forme , dans lesquels deux femmes renouent avec leurs racines de manière pratiquement littérale et s’échappent d’un quotidien qui les annihile. Éprouver la même exaltante liberté à glisser dans le splendide Fair Play de Tove Jansson (La Peuplade, 2019) : une déambulation artistique voguant entre confinement volontaire et exploration des mondes (intérieurs et extérieurs), qui se conjuguent dans un mode de vie en profonde harmonie avec les humeurs du temps. Après ça, se poster à la lisière des univers avec Caroline Lamarche, Nastassja Martin ( Croire aux fauves , Verticales, 2019) et Savitzkaya encore, jusqu’à toucher au conte et revenir bouleversée du Pays des poules aux œufs d’or (Minuit, 2020) et des Couleurs de boucherie (Bourgois, 1980) : « De couleur douce, de douceur l’ogre fut étouffé ». Exercer l’esprit à d’autres regards et d’autres corps à travers les récits de Baptiste Morizot ( Manières d’être vivants , Actes Sud, 2019) et de Jean-Christophe Bailly ( Le Versant animal , 2007). Expérimenter l’instantané d’un.e autre avec la poésie : le recueil insolent et libérateur de Suzanne Rault-Ballet ( Des frelons dans le cœur , Iconopop, 2020) et celui, puissant et tendre, de Laure Anders ( Des forêts de couleuvres , La Boucherie littéraire, 2020).
Tabler sur l’altérité : il y a aussi le cinéma, et avec lui mes yeux comblés cette année par First Cow (Kelly Reichardt), Milla (Shannon Murphy) et Kajillionaire (Miranda July), trois films qui, dans des styles fondamentalement différents, témoignent d’un rapport au monde empreint de délicatesse et d’attention envers l’altérité. Se délier des principes qui entravent, en résonance avec la possibilité d’un changement de paradigme que soulève cette crise : « Car décidément, rien ne nous oblige à vivre “comme ça”. » (Marielle Macé)
Toutes ces œuvres ont illuminé mon année 2020 et m’aident à tracer les contours d’une nouvelle cabane. Toute éphémère et fragile qu’elle soit, cette cabane dessinée du bout des doigts dans la buée est celle de possibilités illimitées. Elle se lovera dans les interstices de notre monde abîmé et, copiant ces herbes qu’on dit mauvaises, entreprendra de faire craquer ses fondations archaïques. Et pour les temps moroses, ceux de l’intérieur des têtes pour seuls paysages, se rappeler Nougé et sa Publicité transfigurée :
L’intérieur de votre tête
n’est pas cette masse grise et blanche
que l’on vous a dite
c’est un paysage de sources et de branches
une maison de feu
mieux encore
la ville miraculeuse
qu’il vous plaira d’inventer.