En l’espace de vingt minutes sonores et d’une petite collection de questions essentielles, Aurore Engelen déclenche des rencontres passionnantes. Au détour de quatre conversations téléphoniques, Alinéas trace une cartographie vivante de la création littéraire en Belgique francophone.
Entre autres cordes tendues à un arc dont les flèches se piquent au cœur même de la création, Aurore Engelen anime des podcasts. Les Rituels , qu’elle crée en 2020 pour Cinevox – dont elle est la rédactrice en chef – questionne la place occupée par l’écriture dans le quotidien d’acteurs et actrices du milieu cinématographique belge. Fin 2021, elle développe pour Bela1 la variation littéraire de ce projet : Alinéas , dont les quatre premiers épisodes laissent entendre les voix et entrevoir les vies d’auteurs et autrices attaché·es à des domaines aussi variés et complémentaires que ceux auxquels Joëlle Sambi, Céline Delbecq, Philippe Marczewski et Anne Herbauts consacrent leurs talents.
Quand j’ai connu l’écriture, c’est comme si toutes les pièces du puzzle de ma vie se rassemblaient.
Céline Delbecq
De la scène au roman et de la poésie à la peinture résonnent les mêmes interrogations. Tantôt intimes et métaphysiques, tantôt précises et pragmatiques, il s’agit de cartographier la pratique : écrivez-vous en ce moment ? Vous souvenez-vous de la première fois où vous avez posé l’encre sur le papier, de celle où l’idée d’en faire un métier vous a traversé·e ? D’autres questions, aux accents d’évidences : les lieux, les outils, la musique, le silence. C’est la matérialité de ces aspects qui permet de toucher à l’intime de la création – et, de là, d’en approcher les spécificités comme la banalité. Car s’il est parfois question de grands mots comme « vocation », Alinéas ne s’embarque pas dans une entreprise de glorification de l’auteur·ice et de son œuvre mais, au contraire, penche vers la démystification du statut d’écrivain . Un parti qu’il est toujours bon de prendre, puisque les poncifs ont la peau dure, et ceux que l’on attribue aux auteurs et autrices ne participent qu’à les éloigner du cœur battant de notre société – le résultat d’une politique qui fait peu de cas de la culture et des artistes, ces gens fantasques qui ne pratiquent pas un métier véritable , quantifiable et directement monétisable, ces oublieux qui ne posent pas leur pierre à l’édifice.
S’il était encore besoin d’en convaincre quiconque, Alinéas s’en fait le fabuleux avocat : écrire est un métier. Un métier qui demande du temps, de l’espace, de la solitude et de la légitimité – une solitude particulièrement salvatrice si, comme Céline Delbecq, on a le corps « très, très pris par le monde ». Ainsi Joëlle Sambi d’avoir longtemps considéré l’écriture comme un à-côté, ne s’être que très récemment présentée comme autrice ou poétesse. « Il a fallu que je brûle. » Le burn-out comme point de non-retour vers le salariat, comme instant où surgit dans toute sa clarté la nécessité de dissoudre les frontières érigées d’emblée entre l’écriture et le quotidien. Ou, comme pour Philippe Marczewski, le besoin de cesser de diluer l’ambition de départ dans des activités connexes – journaliste, libraire, critique. Un métier qui demande de la place ( toute la place). Les auteur.ices n’échappent pourtant pas aux trivialités du quotidien, à la paperasse et aux velléités organisationnelles désabusées. Anne Herbauts « [voudrait] être très ordonnée et écrire dans des carnets, mais ça ne marche jamais ». Le carnet adéquat toujours bien trop loin de la main, elle écrit sur de petits bouts de papier qu’elle rassemble avec des pinces à linge, pour ensuite les coller dans les carnets – qui, trop épais, se transforment en accordéons. Une tendance au bricolage, un besoin de toucher la matière du livre en devenir que partage Céline Delbecq, dont le processus d’écriture voyage entre l’ordinateur et le papier : après avoir imprimé les mots tapés sur son clavier, il s’agit de découper, ajuster, corriger, supprimer les mots les phrases les paragraphes, pour enfin les coller au mur et les observer.
L’écriture serait quelque chose de présent, presque d’ évident .
Joëlle Sambi
Plus encore que de combler celles et ceux que fascinent les rituels d’artistes, ces entretiens généreux et spontanés prennent la forme d’un regard jeté au travers des vitres des maisons, le soir, lorsque la nuit tombe autour des fenêtres illuminées : le podcast d’Aurore Engelen est une occasion de s’imprégner de l’ambiance d’un lieu, d’éprouver les qualités que lui transmettent ses occupant·es. Car Alinéas est aussi un espace dans lequel peuvent se déployer les petites mythologies propres à chacune des personnes interrogées. Avec Anne Herbauts, l’écriture est une gourmandise qui requiert des phases de sédimentation durant lesquelles il est peu recommandé de se distraire, afin de ne pas bousculer le livre en gestation. Pour Philippe Marczewski, entre l’écriture en tâche de fond et la recherche perpétuelle de solutions narratives, un découpage cycliste permet de prendre conscience du chemin parcouru et à parcourir. Il y a l’amour du geste calligraphique, l’écriture au lance-pierres entre fulgurance et cérémonial de Joëlle Sambi, et il y a, sans vraiment savoir pourquoi, l’écriture à sauver du feu : les journaux intimes de Céline Delbecq, protégés d’un grand sac en plastique « en cas d’incendie ». Autant d’imaginaires qui se déploient sans presque y penser. Autant de raisons d’écouter Alinéas qu’il en existe d’écrire.
pour sortir du silence
pour ne pas avoir à parler
pour tenir debout dans le monde
parce que, même si ça fait un peu mal, c’est la seule chose qui nous soit naturelle
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