critique &
création culturelle
Des caravelles et des batailles
Faire un pas de côté, pour imaginer

Déjà présenté lors du festival de Liège et au théâtre Jean Vilar de Vitry-sur-Seine en 2019, Des caravelles et des batailles a investi la scène du Théâtre des Martyrs . Laissons-nous porter par une poignée d’individus, situés à l’écart de la civilisation et qui cherchent à tisser la toile de nos imaginaires. C’est bienveillant, émouvant, et tellement différent de ce qu’on nous a conté du monde.

Un peu à l’écart, trois individus attendent. Ils surplombent le monde et affichent un sourire de bienvenue. Quelqu’un pourrait venir les rejoindre à n’importe quel moment, et il s’agit de se montrer accueillant. Chuchotements. Un homme se dessine au loin, il se dirige vers eux. Chacun se sourit, empruntés d’une gêne propre aux premières rencontres. L’homme est au bon endroit.

©Hélène Legrand

Andreas (Jules Puibaraud) rejoint un groupe de personnes vivant à l’écart de l'agitation du monde. L’endroit n’est pas spécialement bucolique, mais il se joue ici une autre manière de vivre. La réalité est aux prises avec un temps qui s’écoule différemment. Rien n’est planifié, rien n’a été pensé à l’avance, et les habitants de ce petit bout de monde se laissent porter par une certaine spontanéité. Et Andreas, encore étranger à ce mécanisme, s’inquiète : « Quand est-ce que cela va commencer ? Ou est-ce que cela a déjà commencé ? » Les activités sont interrompues au fil des envies, et les journées sont rythmées par les apprentissages et les créations de chacun : la découverte du lac situé à 2 kilomètres, l’écoute de la création musicale de M. Obertini (Benoît Piret), un cours de tir à l’arc, l’observation des étoiles... Situé en contrebas, le bureau de poste est toujours fermé, si bien qu’Andreas n’arrivera jamais à poster une lettre qu’il écrit et qu’il continue d’écrire.

Dans ce jeu de pensées, Eléna Doratiotto et Benoît Piret ont cherché à créer un foyer pour l’imaginaire où, selon leurs propres mots, « [...] le seul déplacement physique dans un lieu isolé induit un déplacement mental et modifie sensiblement les perceptions. » Inspirés par l’expérience du personnage principal de la Montagne magique de Thomas Mann (1924) qui vient rendre visite à son cousin dans un sanatorium, ainsi que du banalyse (( Le banalyse est un mouvement critique et expérimental, une ode au banal, qui a été lancé par deux universitaires nantais en 1982 en organisant un congrès du rien.)) , Eléna et Benoît nous permettent, nous aussi, de déplacer notre point de vue. À travers le regard neuf d’Andreas, nous faisons l’expérience d’un quotidien sans obligation ou planification, bien loin du monde qui nous est familier.

Sur scène, il se dégage une sensation agréable de bienveillance qu’on aimerait emmener avec soi. Le jeu des acteurs dépasse les mots, et c’est leur corps et leur regard qui dialoguent ensemble pour remplir les silences. Il y a ces interstices tranquilles qui nous laissent entrevoir l’attachement que chacun se porte, peut-être renforcé par le fait que la construction de la fiction est le résultat d’une écriture collective. L’absence de décor, hormis un pilier en bois appelé « structure » ou « totem », nous oblige à imaginer cette fiction à travers la sonorité qui nous est offerte. Grâce à leurs mots et à leurs sons, les acteur·rices m’ont permis de tout ressentir : les chuchotements dans la nuit, l’horreur des tableaux situés dans la grande salle et les non-dits qui collent aux personnages.

Car, sous une apparence de calme général, on peut sentir poindre une colère étouffée. Sous les regards étonnés, quelques personnages s’emportent, titillés par certaines formulations maladroites qui les ramènent au monde qu’ils tiennent à distance. Andreas s’emporte en apprenant que Mme Schter (Anne-Sophie Sterck) doit les quitter pour « obligation professionnelle », comme si cette dernière était rattrapée par le monde en contrebas. Mme Schter fulmine contre la dernière phrase du livre qu’un personnage écrit : « Gloire aux vaincus. » Or, ils ne se sentent pas vaincus, au contraire, ils résistent et tissent une autre histoire grâce à leurs mots.

© Hélène Legrand

Nous savons tous ce qu’ils font là. Fatigués de l’état du monde, ils essaient de lui donner un autre sens alors que l’histoire de l’Europe continue de brouiller leurs imaginaires. Ils tentent, imaginent, réinventent, mais parfois, les anciens récits refont surface dans ce lieu à part qui n’a pas de nom. La question n’est peut-être pas de savoir si ce lieu existe, mais où nous pouvons le trouver dans notre quotidien. Il est pourtant présent, au détour d’un sentier ou d’un espace de pensée, et il ne tient qu’à nous de prendre le temps de le visiter.

Même rédacteur·ice :

Des caravelles et des batailles

Écriture : Eléna Doratiotto et Benoît Piret
Collaboration à l’écriture :  Salim Djaferi, Gaetan Lejeune, Jules Puibaraud, Anne-Sophie Sterck
Avec Eléna Doratiotto, Benoît Piret, Salim Djaferi, Gaetan Lejeune, Jules Puibaraud, Anne-Sophie Sterck

Représentation : Théâtre des Martyrs du 08.11.2022 au 13.11.2022

L’interview des deux metteurs en scène : https://www.youtube.com/watch?v=-kImRHmleR4