critique &
création culturelle
La Dame de la mer
« Ça ressemble à la mer, mais sans l’horizon »

L’adaptation de La Dame de la mer par Michael Delaunoy remanie la pièce d’Ibsen pour la transposer dans les années 60, dynamique, drôle et cependant sombre, entre fidélité et modernisation. Une tragi-comédie où il sera question de libre-arbitre et d’attirance irrésistible et destructrice pour l’effroyable.

Pendant que les spectateur·trice·s s’installent, un seul homme en bleu de travail est déjà sur scène. Dos au public, il peint, et au travers du bruit de la foule, on peut entendre les coups de pinceaux sur la toile et de vagues bruits enregistrés de mouettes. Puis les lumières s’éteignent, l’homme se retourne, et entonne un titre des Beach Boys : « The Lonely Sea ». Au temps pour celles et ceux qui s’attendaient à une adaptation figée et en costume d’Henrik Ibsen, celle-ci est remise au goût du jour par Michael Delaunoy. Une pièce sombre et mélancolique, certes, mais avec des éclairs d’humour et de pure comédie qui équilibrent le propos.

Modernité et modernisation d’Henrik Ibsen

La Dame de la mer est une tragi-comédie en cinq actes, publiée en 1888 par le dramaturge norvégien Henrik Ibsen ; son adaptation fait partie du triptyque Suite nordique dont elle est le premier volet. Et si la pièce semble si facile d’accès et percutante, c’est parce que, d’une part, son texte original est très moderne, et d’autre part, parce que l’adaptation lui apporte un vent de fraîcheur plutôt bienvenu.

La pièce raconte l’histoire d’une femme, Ellida, fille d’un gardien de phare et épouse de Wangel  – médecin ayant auparavant perdu sa première femme – et des deux filles issues de ce précédent mariage, Bolette et Hilde. Mais Ellida, et plus particulièrement depuis le décès en bas âge de son unique enfant de Wangel, semble inadaptée à cette famille et à la vie au confort bourgeois, dans une station balnéaire au bord d’un fjord. Elle est comme hantée par le souvenir de la mer et par un amour passionnel de jeunesse qui pourrait bien dévaster tout ce qu’elle a construit depuis.

Modernité de la pièce, donc, car elle aborde des thèmes qui, s’ils jalonnaient la pensée du XIXe siècle, restent encore très actuels, parleront facilement au public, résonneront avec leur vécu ou des questionnements profonds. La Dame de la mer met en scène une femme qui peine à exercer son libre-arbitre dans une société où le mariage se révèle être un contrat paralysant et un abandon de son identité propre. Dans le cas d’Ellida, celle-ci est divisée entre une précédente relation pleinement choisie et désirée, interrompue brutalement, et un mariage correspondant à la morale et à la raison bourgeoise, mais qu’elle n’a pas complètement choisi de façon sincère et libre. À travers cette histoire, la réflexion sur le mariage en tant qu'institution et sur la difficulté pour les femmes d’évoluer sereinement au sein de celle-ci tant qu’elle repose sur des valeurs patriarcales n’est pas si loin de nos combats féministes bien actuels.

Plus globalement, la pièce montre des situations où le libre-arbitre, ou l’illusion du libre-arbitre, entre en collision avec un déterminisme qui accable chaque personnage d’une façon différente. Bolette, la fille aînée de Wangel, compare sa vie au fjord à celle d’une carpe dans son étang : des poissons domestiques qui se prennent pour des poissons libres, mais aux perspectives restreintes, et qui n’outrepassent jamais cette condition. Une comparaison qui fait écho à celle faite par Ellida à propos du fjord même, tiède ersatz de la mer qui l’attire tant : « Ça ressemble à la mer, mais sans l’horizon. »

À partir d’un substrat aux accents déjà modernes, Michael Delaunoy a poussé son adaptation encore plus loin dans la modernité. Le moyen le plus évident pour cela a été de transposer son intrigue dans les années 1960 plutôt qu’à la fin du XIXe siècle. Entre vêtements colorés et chanson des Beach Boys, la pièce devient plus accessible et perd un peu du côté « trop sérieux » et raide d’une mise en scène en costume. Cela permet à l’audience de rattacher l’histoire à un contexte encore bien présent dans la pop culture, et à la mise en scène d’être enrichie par des jeux sur les codes couleurs des costumes – particulièrement d’Ellida, qui passe des robes bleu clair aux ensembles verts et bruns au fil de son évolution.

L’intention de Michael Delaunoy est de remettre en avant le comique dans la tragi-comédie, par souci de justesse d’une part, et par envie de lui donner un côté plus vivant et direct d’autre part. On retrouve alors un jeu très excentrique et expressif, parfois un peu exagéré à mon goût mais qui rend le tragique du propos manifestement plus digeste.

Mon idée était d’adapter en prenant certaines libertés, tout en conservant les enjeux, les nuances psychologiques […] Une langue qui soit tournée vers le plateau, qui ait un côté direct, rythmique, avec beaucoup de pulsations. Ça me paraissait important pour provoquer le jeu et éviter l’écueil du théâtre de conversation […] Parfois, les choses doivent être jouées plutôt que dites, exister dans le silence…

De façon générale, les apparitions des deux filles de Wangel ainsi que Lyngstrand et Ballested tiennent des rôles de comic relief alors que Wangel et Ellida sont des personnages plus purement tragiques. On trouvera tout au long de la pièce une alternance entre des moments de vie, plus ou moins joyeux ou légers, de la famille et des personnages secondaires, et des discussions entre les époux, ensuite interrompus par les autres. Mais cette frontière entre comique et tragique sera fréquemment transgressée par la mise en scène. Delaunoy met l’accent sur l’importance des silences dans son travail d’adaptation et ceux-ci ont en effet une importance primordiale : régulièrement, des répliques humoristiques et rythmées seront interrompues par des pauses juste assez longues pour instaurer un malaise dans une scène censée servir d’interlude léger. Légèreté qui va progressivement se déliter, et le jeu haut en couleurs va révéler une noirceur globale qui prend toute la place...

Sous la surface

De quoi rit-on, en réalité, dans La Dame de la mer ? Du quiproquo qui a mené Arnholm à croire que Bolette, son ancienne élève et encore adolescente, l’aime en secret, ce qui le poussera à demander sa main ? De Lyngstrand, croyant à tort que l’on célèbre l’anniversaire d’Ellida et lui offrant des fleurs lors de la fête d’anniversaire de la mère décédée de Bolette et Hilde ? De ce même Lyngstrand, personnage tragi-comique par excellence, qu’on sait condamné mais qui continue de croire en son avenir, suscitant au passage les moqueries de la jeune Hilde ? Même les passages purement comiques semblent victimes d’un décalage morbide.

Le cœur du propos est centré sur l’incapacité pour Ellida de s’adapter à une vie dans laquelle elle aurait pourtant tout pour être heureuse, avec un mari aimant, deux adolescentes joyeuses, un décor si plaisant qu’il attire des touristes. Pourtant, dès le début, des failles dans ce tableau sont suggérées.

De la même façon que la mer est constamment suggérée (par des discussions, des bruits d’eau et de mouettes, par une fumée sur le sol de la scène rappelant les embruns, etc.) mais jamais totalement présente autrement que sous forme de fantasme à la fois craint et idéalisé, la présence d’Ellida sur scène se fait en décalage avec son évocation. Le public attend l’apparition de « la dame de la mer », puisque la pièce est éponyme ; puis elle est mentionnée par Ballested, qui déclare que la dame de maison lui aurait soufflé l’idée de sa « sirène à demi-morte »… Déjà, l’image qu’on se fait d’elle est douce-amère, assez éloignée de l’arrivée tonitruante des personnages de Bolette et de Hilde. Alors que tous les personnages principaux et secondaires ont déjà fait leur apparition sur la scène (l’étranger mis à part, celui-ci n’arrivant que vers la fin), elle tarde à se montrer. Partie se baigner dans les eaux du fjord, elle est d’emblée décrite, non seulement par sa semi-présence, mais également dans le regard d’autres personnes, comme si on la privait déjà, par la narration, de son identité propre. Elle est « parmi nous », mais une « sirène parmi nous » : pas vraiment un personnage, pas vraiment une mère, pas vraiment une femme.

Le rapport d’Ellida à la mer est tout particulier. Elle a grandi au bord de l’océan et pourtant ne semble pas vraiment l’associer à une quelconque forme de foyer ou de réconfort, mais plutôt à une entité vivante, changeante, dangereuse bien qu’attirante. Il est d’ailleurs frappant que la question du libre-arbitre soit abordée en rapport avec une force qui submerge complètement notre personnage et la laisse démunie. Ce qui l’attire, et ce que symbolise son amant perdu, c’est « l’effroyable », c’est un désir profond et empreint de ténèbres.

La Dame de la mer continue ainsi, entre humour, mélancolie et élans passionnés, tandis que tout se craquèle petit à petit. Si Ellida est constamment en décalage avec son environnement aux apparences plus solides qu’elle, celui-ci ne tarde pas à révéler ses propres défaillances. Ainsi, on retrouve un jeu sur les propriétés curatives de l’air de la mer et le caractère malsain du fjord, dont l’eau, emprisonnée dans la terre, « est malade », prétend Ellida – une affirmation qui n’est pas si saugrenue quand on constate que Lyngstrand, venu reprendre des forces, ne survivra pas. Et, comme mentionné plus haut, chaque personnage sera mis face à son propre manque de libre-arbitre, se trouvant démuni face à un déterminisme écrasant.

Perspectives et engrenages

Contrairement à beaucoup de pièce d’Ibsen, La Dame de la mer a une fin heureuse mais aux notes douces-amères : sur un retour de la chanson des Beach Boys, tout est rentré dans l’ordre. À moins que l’on ne garde à l’esprit que l’histoire, d’une certaine façon, ne soit en train de se répéter, avec un nouveau mariage à venir dont les conditions semblent rappeler celui de Wangel et Ellida. Une liberté dans un horizon plus large sera-t-elle plus profitables aux deux adolescentes qui n’ont eu que des rôles subalternes dans ce premier volet ? Le personnage de Bolette, particulièrement, avance vers un bonheur qu’on peut, après avoir suivi les bouleversements d’Ellida, redouter un peu. Mais au final, quelle liberté est absolue dans la société bourgeoise dépeinte par Ibsen ? Quoi qu’il en soit, je suis curieuse de voir ce que réservent les prochains volets de la Suite nordique .

Même rédacteur·ice :

La Dame de la mer
D’après Henrik Ibsen
Mise en scène et adaptation : Michael Delaunoy
Avec Alexandre Crépet (Arnholm), Alain Eloy (Ballested, un étranger), Bernard Gahide (Lyngstrand), Julie Lenain (Ellida), Fabrice Rodriguez (Wangel), Pauline Serneels (Hilde), Maud Prêtre (Bolette)
Scénographie Laurent Kaye
Coach Vocal et arrangements musicaux : Pierre Bodson
Costumes : Laurence Hermant
Habillage : Pauline Miguet
Coiffures : Laetitia Doffagne
Direction technique : Lorenzo Chiandotto
Régie générale et lumières : Antoine Halsberghe
Régie son : Nicolas Stroïnovsky
Régie plateau : Solène Valentin
Production ; Sophie Moreau
Assistanat à la mise en scène : Quentin Simon