critique &
création culturelle
L’Éveil du printemps
dans un déchaînement de corps

L’Éveil du printemps est avant tout une pièce sur la découverte de soi à l’adolescence, moment d’éclosion qui entame le passage à l’âge adulte. Frank Wedekind a écrit les mots justes pour traiter de ce sujet, mots dont Armel Roussel se sert pour composer sa symphonie de corps.

Frank Wedekind écrit l ’Éveil du printemps en 1890 mais le texte, jugé pornographique, est immédiatement censuré. Ce n’est qu’une quinzaine d’années plus tard qu’il sera mis en scène pour la première fois. Abordant les sujets de la naissance du désir, de l’amour, de la sexualité, de la masturbation mais aussi de la mort, du viol, de l’homosexualité, de la prostitution et du suicide à l’adolescence, cette « tragédie enfantine », comme elle est sous-titrée, n’a rien perdu de son actualité. Une bande d’adolescents de quatorze ans, issus d’un milieu assez aisé, se découvrent à travers des trajectoires diverses mais presque toutes dramatiques.

Entourées de plusieurs personnages d’adolescents et d’adultes (parents ou professeurs), trois figures centrales se démarquent. Wendla, trois fois tante, se désespère à quatorze ans de ne pas connaître la manière dont les enfants viennent au monde. Moritz, timide et en retrait, se confie à son meilleur ami, Melchior, sur la sexualité qui s’est éveillée en lui et dont il a honte, se sentant étrange et pris en défaut d’éprouver ces sensations. Melchior de son côté, sait. Il a tiré ce savoir de ses lectures et de l’observation du monde. Wendla tombera enceinte de Melchior sans savoir ce qui lui arrive, elle succombera ensuite à l’avortement imposé par sa mère. Écrasé par ses doutes et le poids social que ses parents font peser sur ses épaules quant à la réussite de ses études, Moritz se tuera au travail avant de littéralement se tuer d’une balle dans la tête. Melchior, lui, sera envoyé en camp de redressement en raison de son comportement envers Wendla mais aussi à cause d’un essai complet et détaillé sur la sexualité qu’il a rédigé pour son ami Moritz. Autour d’eux, plusieurs autres personnages d’adolescents ont des trajectoires, pas toujours très joyeuses non plus. Martha raconte la manière dont ses parents la battent et évoque le viol qu’elle subit de son père, alors qu’Ilse devient une « fille de joie » qui pose pour des peintres et participe à leurs vies de débauche.

Aujourd’hui, à l’heure d’internet et de l’accès facile et immédiat à la pornographie, il est assez peu probable que des jeunes gens de quatorze ans soient totalement ignorants à propos de ces sujets. Cependant, l’Éveil du printemps est toujours très actuel quant au silence et au tabou qui entourent ces matières, surtout chez les parents, bien qu’aujourd’hui la réticence à aborder ces sujets soit moins extrême. La situation de Moritz n’est pas non plus tout à fait invraisemblable dans une société qui encourage toujours à être le meilleur et classe les élèves en fonction de leurs notes. C’est là que réside toute la difficulté de monter ce texte, à la fois cru et trivial mais aussi plein de lyrisme, qui n’a rien perdu de son actualité.

En ce qui concerne l’interprétation de cette pièce par Armel Roussel, dès l’entrée en salle, le ton est donné. Deux jeunes chanteuses-DJ du groupe Juicy accueillent le public avec un concert de chansons pop-RNB plein d’énergie. Derrière leurs platines à l’arrière-scène, côté cour, elles laissent libre le centre du plateau sur lequel on observe un décor sobre et étonnant. Le large espace de jeu du Studio, au quatrième étage du Théâtre National, est couvert de terre battue. Sur le côté est simplement posé un vieux canapé et, à l’avant-scène, quelques planches recouvertes de paille évoquent une grange. Ce décor unique, auquel la terre donne un caraactère presque organique, représente la place de village, lieu de passage et de rencontres.

Le corps est omniprésent dans la mise en scène de Roussel. Les personnages féminins en pleine découverte de leurs sens se trémoussent presque exagérément, mimant l’excitation pendant leurs conversations endiablées sur un ton quasiment hystérique. Incapables de rester immobiles, pressés par l’éveil du désir, les corps se tordent, se plient, dansent, se roulent dans la terre et se dénudent. Même la mère de Wendla, au départ calme et posée, pressée par sa fille qui lui demande de lui révéler la vérité, est comme emportée par son corps qui lui aussi demande à être libéré. La nudité est au centre de cette mise en scène, elle ne se veut pas accessoire et superflue mais est considérée comme « nécessaire »1 . Elle ne détone pas avec le texte qui, un peu modernisé, aborde justement ces tabous. Le choix de la nudité rappelle ce que la pièce avait de choquant à l’époque de son écriture. Aujourd’hui que nous ne nous arrêtons plus sur les mots, Roussel nous présente les corps, cherchant presque à banaliser cette nudité sur scène, dont l’immédiateté et la proximité continuent à mettre mal à l’aise.

Le résultat est très organique, vivant, perturbant mais l’excès empêche l’identification ou l’émotion. Un surjeu assumé, presque caricatural, donne un aspect grotesque à certains personnages. On reste simples spectateurs de ces corps qui se déchaînent sans réussir à entrer pleinement dans leur histoire. Les moments les plus marquants restent finalement les plus sobres, et ils ne sont pas très nombreux. Notamment lorsqu’un jeune garçon témoigne de l’amour qu’il éprouve pour les plus belles femmes nues des grands peintres ou quand Moritz sort de sa tombe pour parler à Melchior de la mort. Le côté cru et physique de la mise en scène est un parti pris très intéressant pour ce texte, mais l’excès dans le jeu des acteurs est un élément qui, malheureusement, peut laisser certains spectateurs de côté.

Même rédacteur·ice :

L’Éveil du printemps

Metteur en scène & scénographe : Armel Roussel
D’après L’Éveil du printemps. Une tragédie enfantine de Frank Wedekind

Avec Nadège Cathelineau, Romain Cinter, Thomas Dubot, Julien Frege, Amandine Laval, Nicolas Luçon, Florence Minder, Julie Rens, Sophie Sénécaut, Lode Thiery, Sacha Vovk, Judith Williquet, Uiko Watanabe