Souvenirs de la table verte
Par une mise en scène épurée et complexe, Olga de Soto nous transmet les échos éternellement actuels d’une œuvre phare de la danse du XXe siècle.
1932. Le chorégraphe allemand Kurt Jooss crée à Paris La Table Verte . Dans ce spectacle prémonitoire inspiré des danses macabres médiévales, il annonce le désastre mondial à venir et lance aux spectateurs un message antibelliciste. L’impact est tel que La Table Verte continue d’être reprise aujourd’hui par de nouvelles compagnies en divers endroits du monde.
Mais comment dire cet impact ? Comment évoquer les traces indélébiles que cette œuvre a laissées dans l’imaginaire et dans le corps de ceux qui l’ont reçue ? À cette question, Olga de Soto répond par l’enquête. Elle multiplie les rencontres avec les spectateurs et les danseurs qui l’ont vécue à différentes époques et en différents lieux (Allemagne, Pays-Bas, France, Angleterre, Chili, Belgique). Et de cet extraordinaire travail documentaire, naît un spectacle noble et singulier.
Un vaste plateau nu et des écrans de dimensions variables, supports de la mémoire et de sa transmission. Six danseurs/acteurs vont les faire descendre et remonter, les porter, les (dé)placer, les soutenir pour nous. Y projeter les fragments des témoignages, souvent bouleversants, parfois drôles, toujours à vif, recueillis par la chorégraphe.
Ce dont il est question d’abord, c’est d’émotion pure. Face à l’horreur de la guerre, toujours déjà là, en germe, en devenir, en revenir ; face à l’éternel recommencement de l’ignoble ; face au triomphe de la mort de l’homme, assuré par l’homme lui-même.
L’écran qui, porté à l’horizontale, survole un moment la scène, n’est-il pas la transfiguration de la maudite table verte des négociations — préparatifs du conflit — sur laquelle s’ouvre et se referme le travail de Kurt Jooss ? Dans l’entre-deux, la Faucheuse poursuit sa marche triomphale, décrite en six tableaux impitoyablement grinçants que les témoins évoquent par le menu. Plusieurs figures émergent, dont celles de la Partisane et du Profiteur.
Par-delà l’émotion, indissociablement, il y a l’interprétation des différents moments de l’œuvre, de la gestuelle des danseurs, de la musique, omniprésente dans les commentaires, du contenu des tableaux, jusqu’à l’analyse politique — révolutionnaire.
Quant à la fonction des six danseurs/acteurs, elle est complexe. Par les constants réagencements qu’ils opèrent, ils multiplient les perspectives sur le matériau vivant du souvenir. Ils promènent notre regard d’un point à l’autre de la scène et nous donnent à reconstruire dans notre propre imaginaire l’œuvre fantôme dont nous recevons les échos.
Mais en même temps qu’ils transmettent, ils reçoivent eux aussi et doivent à chaque instant se situer par rapport à ce qu’ils donnent à voir, et donner à voir leur propre perception — passée et présente — du message filmé.
Devant, derrière, autour des écrans, ils cherchent leur place avec un infini respect. Proposent leurs réactions, tantôt s’isolant, tantôt se rapprochant, formant une colonne, un couple, un début de communauté… Jouent certains moments-clé de La Table : révolte de la partisane à l’écharpe rouge, mort de la jeune fille…
Forte de bout en bout, la représentation devient fulgurante quand les interprètes en viennent à habiter pour nous l’espace du témoin. C’est ainsi qu’à l’avant de la scène, l’un d’eux prélève sur un petit écran souple un visage, laissant à l’arrière-plan le reste de l’image projetée — un pan du salon-bibliothèque de l’interviewé — où s’est lové un autre personnage. L’effet est saisissant en ce qu’il visualise poétiquement le processus d’actualisation empathique à l’œuvre dans le spectacle.
Un mot encore. Pourquoi Débords ? Parce que les témoins disent bien plus que leur rapport à La Table Verte . C’est leur histoire tout entière — aussi la nôtre — qui leur vient aux lèvres et au corps. Que d’intensité dans leurs gestes, dans leurs attitudes, dans l’expression de leur visage lorsqu’ils l’évoquent !
Et ce débordement est rendu visible sur le plateau par certaines projections où l’image dépasse le cadre parfois tremblant que lui offre l’acteur, laissant filer la lumière vers un ailleurs éclairant d’autres acteurs, dans le fond de la scène…
Il n’y a pas une, ni même cent vérités de La Table Verte . Et chaque spectateur s’en ira avec ses propres images des mille images proposées…
Perspective sans fin, toujours recommencée, pour une mémoire vive à opposer à la fatalité de la guerre.