Dans le spectacle de théâtre physique White Cinders , la compagnie Baejjahn livre une bouleversante adaptation du texte de Stéphane Lambert Le garçon sans yeux , inspiré de la photographie d’un jeune Vietnamien à la vue mort-née, victime des stigmates de l’agent orange déversé par l’armée américaine lors de la guerre du Viêt Nam.
Si la littérature prend tout son sens en donnant une voix à l’indicible, et si la danse révèle l’étendue de sa portée en dévoilant l’invisible, alors la danseuse-chorégraphe Julie Hahn et le comédien-danseur Christophe Jaccard relèvent avec brio ce défi.
Plongée dans le creux d’une main tendue
Sur scène, deux présences. Un homme. Bandeau vissé sur les yeux, sobrement vêtu de blanc. Une bande de tissu vert accrochée à la verticale sur sa chemise, renvoyant à la couleur et aux motifs du bandeau. Des airs d’androïde inadapté, esseulé, coupé et démuni, errant dans un espace étroit, en lutte avec un ennemi invisible. Emmuré dans le silence, enchaîné à un gouffre impalpable. Cet être fait-il partie du monde ou évolue-t-il dans une dimension parallèle ? Soudain, le surgissement d’une femme interroge ce vide, le renverse, abreuve ce puits en apparence sans fond. Elle dialogue, interagit avec le garçon sans yeux , apaise ses peurs, le rencontre, le délivre. Les mouvements se rapprochent, se superposent, se nouent, s’attachent, se fécondent. Les gestes du garçon perdent en brutalité, désarticulation, linéarité, gagnent en rondeur, en ondulations. La main tendue devient un pont vers l’humanité.
White Cinders raconte l’histoire et l’évolution d’un regard. Sur soi, sur l’autre et sur le monde. Au début, les deux corps semblent aveugles l’un à l’autre. Peu à peu, le dévoilement a lieu. Le masque de l’autre devient visage. Son regard devient le nôtre.
Derrière ce récit couve une série de questions prégnantes. C omment rencontrer l’altérité de l’Autre absent ? Où commence et où finit l’humanité ? Comment pénétrer l’humanité d’une personne qui n’a jamais vu de corps humain ? Comment donner à voir l’intérieur de celui qui n’a jamais vu l’extérieur ?
Ici, le fil de l’intime et de la tragédie individuelle s’entremêle avec le fil de l’histoire collective, marquée par la guerre du Viêt Nam et les ravages causés par les activités des multinationales sur la population. Le fil du passé rejoint aussi le fil du présent puisqu’un procès s’est tenu en janvier 2021 au tribunal d’Évry en France, suite à la démarche de Tran To Nga, une militante franco-vietnamienne et « fille de la terre empoisonnée », de traduire en justice quatorze multinationales agrochimiques (notamment Bayer-Monsanto), accusées d’intoxication à « l’agent orange », un produit chimique très toxique largué sur les forêts lors de la guerre. Toutefois, elle n’a pas obtenu gain de cause.
Dire l’indicible
Dans White Cinders , le texte de Stéphane Lambert, composé de cinq parties où il épanche ses impressions personnelles et intimes, se mue en autant de tableaux chorégraphiques, avec l’irruption de moments parlés. La parole se fait récit, les corps se font poésie. La magie opère. Littéraire tout d’abord. Le verbe, à la fois doux et enflammé, modeste (face aux limites du langage à restituer le réel) et engagé (urgence de mettre son émotion en mots et de répondre à l’appel silencieux du garçon au visage creusé par le vide), puissant et poétique :
La vie arrêtée au bord de l’existence.
Ce masque est quelqu’un.
Montrer l’invisible
Chorégraphique, ensuite. Grâce à des instants suspendus et des scènes transmettant un sens du sacré, de l’émerveillement, de la perte, du tragique, et de la réconciliation. Le tout enveloppé d’une tonalité mêlant sérieux, ludique et légèreté.
Pleinement au service du verbe et des corps dansants, le décor en trois unités attise le feu de l’imaginaire. Le côté face des tapis verts suspendus évoque les rizières, le côté pile métaphorise les atrocités de la guerre par des mains brûlées, tout en plaquant la crue réalité au regard de tous (le portrait photographique du garçon sans yeux).
Ouvrir les yeux
Né dans les turbulences des années covid, White Cinders a été sauvé par le soutien financier du ministère de la Culture de la Communauté germanophone de Belgique. Après une représentation à Bruxelles (Auditorium Jacques Brel, CERIA), à Paris et à Nîmes, le spectacle s’est joué le 25 avril dernier dans une école technique secondaire belge germanophone (Robert Schuman Institut Eupen) devant les classes de 4e, 5e et 6e. Cette initiative s’inscrit dans le programme Kultur macht Schule , visant à jeter une passerelle entre l’art et l’éducation, à favoriser l’échange entre artistes invités et jeunes. Une rencontre animée de main de maître par la coordinatrice Jenny Möres, qui en a profité pour récolter les réactions, ressentis, idées et réflexions des élèves via un questionnaire numérique. Le dénouement de cette initiation à la danse contemporaine et au théâtre ? Un succès. Ni répétition de la Muette de Portici ni jet de tomates bio. Même si la dimension abstraite de ce langage scénique est demeurée énigmatique aux yeux d’une part du public, l’adhésion a été au rendez-vous. Pour aimer, il ne faut pas forcément tout comprendre.
Au fond, White Cinders livre une exploration multisensorielle de la condition humaine propre à certains êtres confinés dans un monde peint par la couleur du néant. En leur rendant beauté et dignité. Et en faisant de leur non-vue un regard inédit sur notre existence.