Construire, déconstruire, reconstruire
Dans la nouvelle galerie de Karoo , on lève le rideau sur une douce rencontre avec l’artiste italienne Serena Vittorini (1990). Son court métrage « En ce moment » a fait l’objet d’une sélection à la 77ème édition des Giornate degli autori du Venice International Film Festival en 2020. Elle a été dernièrement protagoniste d’une exposition individuelle à la MAAC de Bruxelles avec « I Built A Wall » (mars 2023) et se prépare actuellement à une collaboration avec CENTRALE for Contemporary Art.
Artiste plasticienne, photographe et vidéaste, Serena Vittorini nourrit un récit limpide d’images sur la notion fluide de « habiter » . Son travail se lie humainement et matériellement aux espaces, en se positionnant au centre plus profond des questions qui se développent autour.
Dès le début de notre rencontre, Serena me parle de son nouvel appartement, de la constellation de petites précautions à prendre en considération quand on choisit de « s’installer définitivement » . D’ici, elle suggère un fil conducteur qui s’insinue dans la conversation, et qui renforce progressivement le centre thématique de son travail artistique.
Après une formation de psychologue en Italie, un parcours en photographie à l’IFSCI de Rome, et un master en Photographie à l’IED de Milan, Bruxelles devient définitivement le terrain créatif de l’artiste depuis 2018.
À la question sur le choix de Bruxelles, Serena réagit en reparcourant la chronologie de « Dans Mon Souvenir, C’était Blanc » (2019) , un projet collaboratif avec le Bois du Cazier de Charleroi à travers lequel elle a eu l’occasion d'explorer et de reconstruire, par le travail d’archives et le transfert sur plusieurs médias, les traces de l’immigration italienne en Belgique de l’après-guerre. Dans ce contexte, l’artiste mélange la réalité historique à une recherche intime dans ses propres souvenirs d’enfance. Ce scénario fictif qui se crée est harmonisé par le récit sonore de la voix narratrice. Finalement, les liens avec son déménagement semblent se lier à l’histoire de ces deux pays, presque à démontrer que dans le passé réside un indice de nos mouvements présents.
C’est pourquoi elle explique que se rapporter à un espace ou à un territoire est avant tout une occasion de réécrire son rapport au monde, d’où sa relation primordiale à la mémoire, au souvenir. En cela, les dynamiques psychologiques représentent les premiers appuis de ses reconstitutions visuelles. L’image figée, objet qui dénote l’impossibilité de soustraire, d’ajouter, ou de bouger, devient l'achèvement filtré d’une réflexion articulée autour du soi.
Sinequanon
Serena déploie les différentes phases de ses projets en concomitance à son récit personnel . Nous en discutons devant un verre de vin blanc aigre, sec : un vin pecorino. On partage le goût pour les produits d’Abruzzo, notre région natale. De ces histoires migratoires qui s’entrelacent dans le temps, de ces morceaux de lieux qui se reconstruisent dans les profils de nouvelles identités, nous revenons au « point zéro » . Sur l’Abruzzo, les questions se font plus délicates. Pour une province, celle de l’Aquila, qui porte à l’intérieur de soi la matrice mnémonique d’une destruction, il est difficile de poser des mots, reconstruire un discours, contempler la définition d’une image morcelée.
Ici se situe l’enjeux de l'artiste et le fort impact psychologique que son œuvre comporte. Sinequanon (2018), projet qui fera prochainement l’objet d’une exposition personnelle à la CENTRALE, est une série photographique sur le tremblement de terre de 2009, mais il serait insensé de le redimensionner à sa factualité naturelle. Ici, la photographe prône la réélaboration d’un contenu extrapolé matériellement du terrain : les objets de la reconstruction. À travers cette œuvre, elle permet aux formes de migrer vers les codes de la photographie de studio, à l'esthétique de la nature morte, afin de produire un noyau de possibilités conceptuelles, qui se résument dans le titre Sinequanon : « sans lesquelles cela ne pourrait être » . Raison pour laquelle l’emploi du blanc, comme l’élèment de la purification, a une place centrale dans son oeuvre.
La quête matérielle se fusionne ainsi dans le médium photographique. Pour l’artiste, travailler sur le terrain, travailler sur le territoire, implique une approche qui est commune tant aux chercheur·es qu’aux artistes : extrapolation, nettoyage, ordre, reconstitution, édification de l’image.
L’artiste mentionne à plusieurs reprises l’importance, dans son travail, de cette phase de quête. Elle définit la matière comme le résultat le plus affiné d’une longue recherche anticipatoire. Ce sont les images à nourrir et à filtrer l’essence de ces longues réflexions. Pour finir, le choix de l’installation comme cadre qui englobe la photographie, le son et la vidéo, met en valeur la force multisensorielle de l'expérience vécue, tant par l’artiste, que par le visiteur.
L'œuvre de Serena Vittorini nous raconte la capacité (ou le besoin) / l’incapacité, (ou le refus), de l'être humain à se confier à un rapport inextricable envers un lieu, une identité, une mémoire. Avec son travail si poussé, nous avons accès à notre propre vérité : se chercher dans le récit de soi, se trouver dans l’espace figé de la photographie.