A Little Life de Hanya Yanagihara
Un livre pas vraiment comme les autres
Tik tok prend en main le monde du livre et le manipule pour lui donner de bien drôles de couleur ! Récemment, de nombreux livres ont trouvé grâce aux yeux des lecteurs d’Internet, dont un qui a su se démarquer de tous : Une vie comme les autres (A Little Life) de Hanya Yanagihara. La critique est positive, les réseaux sont subjugués, mais quelle est la recette de ce succès littéraire ?
Si le réseau social Tik Tok n’est pas déjà dans la liste de vos indispensables, peut-être connaissez-vous son homologue et petit frère, Reels par Instagram. Difficile en tout cas d’échapper à ce format qui fait fureur : les vidéos courtes, qui défilent sur votre téléphone et s’enchainent parfois en moins de 10 secondes, et tout cela en mode portrait. Ces courtes vidéos nous parlent de tous les sujets possibles et imaginables, de la vidéo humoristique au témoignage touchant, rien ne lui échappe. Au milieu de tout ce désordre virtuel, un univers n’est pas épargné, et c’est bien entendu celui du livre ! Si vous pensiez que les tik-tokers allaient se contenter de conseiller des romances aux allures de bibliothèque rose, vous êtes bien loin du compte ! On peut dénicher de jeunes chroniqueurs vanter dans leurs critiques-vidéos des classiques que l’on pensait oubliés avec une ardeur toute neuve. Jane Austen et Francis Scott Fitzgerald sont de nouveau au top des listes d’envie, des incontournables pour ces jeunes qui, parfois, n’y connaissent rien en littérature mais résonnent avec les enjeux de ces textes classiques. L’on songera notamment au Comte de Monte Cristo de Dumas qui a su retrouver le devant de la scène littéraire, grâce notamment au film qui met en scène le talentueux Pierre Niney. Parmi ces recommandations en vrac, parfois étonnantes d’hétéroclicité, un titre sort encore une fois du lot : Une vie comme les autres (A little life) de Hanya Yanagihara.
Sorti en 2015 en anglais et en 2018 en français, l’ouvrage signe actuellement un grand retour en librairie. Les responsables ? Les théâtres d’une part qui mettent en scène cet ambitieux ouvrage de plus de 1000 pages dans des prestations de plus de trois heures, plébiscitées par la critique (on retiendra l’adaptation à Edinburgh pour le Festival International d’Edinburgh, ou à Londres au Harold Pinter Theatre). D’autre part, les jeunes chroniqueurs en herbe qui nous le vantent à corps et cris sur les réseaux. Le livre est même appelé comme étant « le plus triste qui existe ». L’autrice, romancière et rédactrice au New York Times, avait déjà à l’époque fait forte impression avec son ouvrage. Le Monde nous parle d’un « roman terrible, douloureusement magnifique », pendant que l'œuvre obtient le Kirkus Prize pour une fiction, un prix américain réputé. Que ce soit il y a 6 ans ou aujourd’hui, le livre s’inscrit déjà comme un intemporel, comme une pépite littéraire.
Au premier abord pourtant, rien ne prédisait son succès. Son éditeur s’étonne même de vendre autant d’exemplaires du bouquin. Avec ses 1123 pages dans sa version poche en français, il provoquera un mouvement de recul même chez les lecteurs aguerris. Le résumé nous vend une histoire d’amitié entre quatre garçons, amis depuis la fac, qui se découvrent, se laissent et se retrouvent au fil de leur vie. On apprend à découvrir ces personnages uniques et extrêmement touchants, et l’on s’attache à eux pour le meilleur… et pour le pire. Willem, cet acteur à la beauté ravageuse qui n’attend que de réussir dans un milieu bouché ; JB, l’artiste peintre ambitieux au point d’être parfois cruel ; Malcolm, cet architecte charmant que tout le monde apprécie ; et Jude. Ce Jude, mystérieux, qui tient à lui seul toute l’histoire à bout de bras. Avec ce personnage, l’autrice frappe fort, où cela fait mal. Elle nous tient en haleine, de page en page, et nous empêche de nous détacher de ce jeune homme qui nous crève le cœur et dont on veut connaitre les secrets. Jude, ce jeune garçon au regard triste, au handicap moteur flagrant, qui partage si peu, même avec les gens qui l’aiment, provoque en nous une forme d’empathie et d’espoir que peu de romans atteignent. Hanya Yanagihara parvient à décrire les périodes de crise, de douleur intense, avec une précision étonnante.
« Par moment, il était capable de prédire ce qui allait déclencher les spasmes, cette douleur qui descendait le long de sa colonne et se prolongeait dans l’un ou l’autre de ses membres inférieurs, comme si on lui transperçait le corps à l’aide d’un pieu de bois enflammé [...] »
Au fil du roman, Hanya Yanagihara joue talentueusement de sa plume pour transformer un récit de vie en une enquête qui nous agrippe et nous colle à la peau. On désespère d’en apprendre plus sur chacun de ces jeunes gens qui semblent remplis de secrets malgré leur profonde amitié. Finalement, les mille pages passent à toute vitesse, et l’on se perd dans cette souffrance humaine, cette lutte de tous les jours pour vivre et apprendre à s’approcher, si parfois on le peut, d’un peu de bonheur. Les personnages ne nous sont pas donnés comme des réponses, des faits, dès le début de l’ouvrage. Au contraire, on apprend à les connaitre petit à petit, entre vie présente et sauts dans le passé. L’écriture de l’autrice parvient à osciller entre d’un côté descriptions de vie, de moments de calme et d’incidents sans importance, qui restent cependant intéressants et qui coulent comme du miel pour le lecteur, et de l’autre, moments de panique intense, de stress et d’angoisse tels qu’on percevrait presque les palpitations des personnages. C’est ce savant mélange entre vie banale et douloureuse qui nous agrippe et permet à chacun de se reconnaitre.
« Il se tint dans la cuisine un petit moment, retira du bout des doigts les petits tas gonflés de pâte à choux de leurs plaques tièdes pour qu’ils n’y adhèrent pas et posa le regard sur la pile de boîtes en plastique remplis de sablés aux herbes et de biscuits à la farine de maïs et au gingembre, ressentant une vague tristesse - celle-là même qu’il éprouva lorsqu’il se rendit compte que Jude avait fait le ménage [...]
Jude appuya sa tête contre la fenêtre et ferma les yeux, et c’est à ce moment-là que Willem commença à être pris de nausée et de peur, bien qu’incapable de s’expliquer pourquoi, excepté qu’il se trouvait dans un taxi en direction du nord de Manhattan et que quelque chose était arrivé ; il ne savait pas quoi, sinon que c’était quelque chose de grave, d’essentiel et de vital qui lui échappait, que la chaleur humide des heures précédentes s’était disspipée et que l’univers était retourné à sa dureté glaciale, sa cruauté sauvage de fin d’année. »
Une vie comme une autre nous touche directement en plein cœur. Impossible de rester indifférent face à ces vies qui s’offrent à nous, se lient et se séparent pour le meilleur et pour le pire. Finalement, du début à la fin, on se surprend à garder constamment une émotion : l’espoir. Une vie comme les autres nous donne ce qu’il nous promet, l’histoire d’une vie qui se débat pour avancer, encore et encore, malgré toutes les douleurs de l’existence. On traverse des sujets plus compliqués les uns que les autres, le viol, l’inceste, la souffrance physique et mentale, la dépression et le suicide, avec beaucoup de justesse à chaque instant. Un livre d’une force immense, comme on en fait peu, qui ne vous quittera pas avant de vous avoir arraché quelques larmes.
« Dans des moments plus généreux et empreints d’émerveillement, il s’imaginait Jude en magicien, dont l’unique tour consistait en la dissimulation, mais qu’il aurait perfectionné d’année en année, de sorte qu’aujourd’hui il lui suffisait de ramener un pan de sa cape de soie devant ses yeux pour devenir aussitôt invisible, même au regard de ceux qui le connaissaient le mieux. Cependant, à d’autres moments, il réprouvait amèrement ce tour de passe-passe, se sentait éreinté par toutes ces années à conserver les secrets de Jude et ne rien recevoir en retour hormis les bribes les plus avares d’informations, à se voir refuser la possibilité ne serait-ce que d’essayer de l’aider, de s’inquiéter publiquement pour lui. Ce n’est pas juste, pensait-il dans ces moments. Ce n’est pas cela l’amitié. C’est quelque chose, mais pas de l’amitié. Il avait le sentiment de s’être fait entraîné dans un jeu de complicité, auquel il n’avait jamais eu l’intention de jouer. Tout ce que Jude leur communiquait indiquait qu’il ne voulait pas qu’on l’aide. Mais Willem ne pouvait accepter cette idée. La question était : comment ignorer la demande de quelqu’un qui veut qu’on le laisse tranquille – même si cela signifiait mettre l’amitié en péril ? C’était une énigme navrante : comment aider une personne qui ne veut pas qu’on lui porte assistance tout en se rendant compte que ne pas l’aider revient à ne pas être son ami du tout ? Parle-moi, avait-il parfois envie de crier à l’adresse de Jude. Raconte-moi des choses. Dis-moi ce que je dois faire pour t’obliger à me parler. »