A Tale Of Three Sisters , dernier film d’Emin Alper projeté lors de la Berlinale 2019, nous revient cette fois pour la compétition officielle du Festival Cinéma Méditerranéen de Bruxelles. Le réalisateur filme les histoires drôles, cocasses mais aussi tragiques de trois soeurs d’un village perdu de l’Anatolie, cherchant chacune l’occasion de quitter le foyer paternel.
Une voiture sillonne les routes quasi enneigées de ce village sans nom où le temps semble s’être arrêté. À son bord, la plus jeune des trois soeurs, Havva, pleure car elle s’est fait renvoyer de la maison où elle était domestique, pour cause de décès. Plus tard, c’est au tour de la deuxième fille du père Sevket, Nurhan, d’emprunter le même chemin de retour. Le docteur Necati ne la veut plus chez lui car elle aurait frappé un de ses enfants. Quant à la plus âgée, Reyhan, qui autrefois travaillait également chez le même docteur, a depuis longtemps tiré sa révérence. Elle ne mettra plus les pieds dans la maison du docteur pour des raisons de rivalité féminine. Toutefois elle désire ardemment partir vivre auprès de sa tante, à Ankara. Il y a aussi le mari de Reyhan, Veysel, l’idiot du village qui souhaite travailler en tant qu’homme à tout faire dans la station d’essence du docteur Necati, pour le bien, dit-il, de sa femme et de son bébé, Gokhan. Le temps des retrouvailles et des petits instants de bonheur au coin du feu de ces trois soeurs est brusquement interrompu lors d’un événement dramatique.
Tchekhov et la société turque
C’est bien à la célèbre pièce Les Trois Soeurs d’Anton Tchekhov que fait référence Emin Alper dans son film, tant par le titre que par le contenu de l’histoire. Comme chez l’auteur russe, les trois soeurs sont chacune partagées entre la désillusion et l’attente d’un avenir meilleur. Elles veulent toutes partir vers un ailleurs. Mise à part le récit, un autre aspect rappelle le théâtre : le respect de l’unité de temps et de lieu.
On peut cependant attendre plus de ce film qu’une copie parfaite de la pièce portée sur grand écran. Il y a effectivement chez le réalisateur le désir de sonder tout un pan d’une société : celle des petites gens de l’Anatolie qu’il connait bien. Emin Alper n’est sûrement pas le premier, dans le cinéma turc, à se questionner sur les sujets de société qui animent son pays, mais il s’avère audacieux lorsqu’il aborde les thèmes tels que la classe sociale et la condition des femmes. Et ce n’est pas sur n’importe quel coin de la Turquie qu’il met le doigt, mais sur celui des oublié.e.s ou encore des rejeté.e.s des grandes métropoles turques. Même si les villages ne se ressemblent pas tous dans cette Anatolie, les histoires sont presque similaires. C’est ce qui fait l’universalité du récit de Tchekhov.
Contre toute attente, les femmes dans A tale of Three Sisters , mises au centre du récit, témoignent d’un caractère puissant qui démontre leur intelligence. La femme décrite par le réalisateur n’est pas celle qui attend naïvement son prince charmant pour l’aider à s’échapper du village. Elle est bien plus rusée que l’homme. Bien que le patriarcat surplombe la société, l’homme reste néanmoins un loup pour l’homme. Les caractères masculins sont, bien plus que les trois soeurs, enfermés dans leur statut social. Rappelons-nous de la scène dans laquelle le docteur Necati, mis dans l’embarras par les questions simples mais justes de Veysel, lui donne une correction comme pour lui rappeler à quel rang chacun appartient.
Le dernier film du réalisateur turc nous dresse le portrait réaliste d’un village au fin fond de l’Anatolie. En prenant appui sur un géant de la littérature russe, Emin Alper nous dit long sur cette société ambiguë où les conversations sur la philosophie, la religion, et l’amour sont faites autour d’un feu de cheminé ou sous un ciel étoilé. Cette fable, qui peut débuter par « Il était une fois l’histoire de trois soeurs », montre qu’il est si difficile pour les femmes comme pour les hommes de sortir d’un cercle prédéterminé.