Avant toute chose de Carl Norac & Eléonore Scardoni
Quand la musique et le paysage se rencontrent

Publié chez CotCotCot éditions en septembre 2025, Avant toute chose de Carl Norac et Eléonore Scardoni est un objet hybride qui mêle poésie et lithogravures. Un ouvrage façonné avec soin qui s'interprète plus qu’il ne le lit et qui se veut la rencontre, sur papier, de la musique et du paysage.
Avant toute chose ressemble à ces beaux cahiers à couverture veloutée qu’on ne s’offre peut-être qu’une fois l’année. Ce sont des objets qu’on manipule avec soin et qu’on transporte avec précaution. Une expérience de lecture de salon et moins d’extérieur, et c’est comme cela que j’ai abordé Avant toute chose : dans le calme de mon appartement, j’ai pris le temps de feuilleter ses pages.
L’ouvrage mêle la poésie de Carl Norac, poète national de 2020 à 2022, originaire de Mons, et les lithogravures d’Eléonore Scardoni, artiste basée à Bruxelles. Chaque lithogravure est accompagnée d’un court poème évoquant la musique dans la première partie, et le paysage dans la deuxième. Le centre de l’ouvrage est le point où la musique et le paysage se rencontrent, avec ces petits mots « le paysage / la musique / se rencontrer » imprimés sur une double page où se trouve une lithogravure couleur rosé où se dessinent des troncs d’arbres.

Après avoir parcouru l'œuvre de gauche à droite, on se rend compte qu’on peut aussi lae lire de droite à gauche, et découvrir alors le chemin du paysage. Le chemin parcouru en suivant la trame de la musique, allant de « La première fois que je suis entré dans la musique » à « La septième fois que je suis entré dans la musique », se répète alors avec le paysage, suivant la même composition numéraire.
« La troisième fois que je suis entré dans la musique / les notes m’attendaient au coin d’une rue / je marchais plus vite que le chemin »
Les poèmes sur le thème de la musique sont un crescendo de mouvement, où le je suit d’abord lentement, puis avec plus de rapidité, cette musique qui file devant lui. Le thème du paysage entretient plus de liens avec la nature et dans ce qu’il peut donner à écouter. Les lithogravures répondent justement à cette impression de sonorité car, comme expliqué en postface, Eléonore Scardoni a gravé sur pierre lithographique les sonorités des lieux qu’elle visitait. Il faut alors s’imaginer Eléonore Scardoni dans, par exemple, le jardin de la maison Camille Lemonnier à Ixelles, gravant sur pierre lithographique la sonorité du lieu, c’est-à-dire le bruit des tourterelles turques et des pigeons bisets. Une manière de procéder qui donne lieu à onze lithogravures présentes dans Avant toute chose, et qui sont la représentation sonore de lieux naturels à Bruxelles.

La carrière de Carl Norac mêle poésie, littérature jeunesse et goût pour le voyage. Ayant publié une dizaine de recueils et de carnets de voyage aux éditions de la Différence et à l’Escampette, il est aussi l’auteur de 80 livres de contes ou de poésie pour enfants, pour lesquels il travaille généralement avec des illustrateur·ices. Il n’est donc pas étonnant qu’il s’associe avec Eléonore Scardoni qui, avec une formation en illustration et bande dessinée, explore dans ses œuvres la manière dont nous appréhendons les territoires. Depuis 2020, elle travaille sur un projet de bande-dessinée, « Avifaune », qui se fait le récit de la cohabitation des humains et des oiseaux en ville. On retrouve ainsi dans Avant tout chose la douceur de la poésie de Carl Norac et l’intérêt pour les paysages naturels en ville d’Eléonore Scardoni. C’est bien la rencontre de la musique et du paysage qui se fait dans l’ouvrage.
Pourtant, Avant toute chose est une œuvre qui me semble exigeante. Sa forme inédite et la rencontre de ces deux formes d’art, poésie et lithographie, renvoient une forte impression de préciosité. Il y a quelque chose de très culturel, voire trop, qui s’en dégage et me tient à distance de l’expérience de lecture. Je ressens comme une forme d’intertextualité qui pèse sur ces pages, une indication à poursuivre cette expérience de lecture à travers d’autres œuvres parfois plus exigeantes, comme L’Art poétique de Verlaine (1874) ‒ directement cité dans la postface ‒ ou l’ouvrage de philosophie Habiter en oiseau de Vinciane Despret (2019) proposé dans la note d’intention.
Cette lecture m’émeut peu, hormis dans sa beauté, comme acte pur et théorique. Explorer la sonorité de lieux naturels à Bruxelles est une démarche que je trouve inédite, mais qui n’a pas prise pour moi dans ce contexte-là. Je pense qu’un lieu s’expérimente avec tous ses sens, en dehors de chez soi et de la douceur du papier. C’est quelque chose d’unique et de situé, d’individuel et d’impermanent. Sans cesse renouvelé en fonction des saisons et des non-vivants qui l’habitent. J’y trouve ici la limite du papier.