critique &
création culturelle
BALEC + REvolutions
Collants noirs et métaphysique

Le mois dernier, Les Brigittines présentaient conjointement deux spectacles, entre danse et performance, le temps d’une même soirée : d’abord BALEC de Chloé Beillevaire et Sabinat Scarlat, puis REvolutions 2349 de Arco Renz et Danielle Allouma.

Présenter deux pièces artistiques le temps d’une même soirée présente des risques autant que des possibilités : dans ce cas, le pari est réussi. BALEC et REvolutions 2349 proposent des atmosphères radicalement différentes mais se révélant complémentaires, ou du moins en dialogue par endroits.

Un univers entièrement blanc. Deux créatures, comme échouées sur une plage, s’ennuient et se questionnent. Leur seul ornement : une paire de collants noirs chacune, enfilés à l’envers, c'est-à-dire sur les bras et la tête, exactement là où on ne les attend pas. Sur la scène, d’autres figures inertes : des jambes en collants noirs, elles aussi, sans buste ni tête.

Première performance de la soirée, BALEC nous laisse un peu sur notre faim : non par manque de créativité, mais plutôt parce qu’on a envie de rester un peu plus longtemps avec ces « bouffonnes » (nous dit le texte de présentation) et leurs élucubrations gestuelles. On se réjouit d’ailleurs à l’idée qu’une version plus longue se prépare pour 2025. En l’espace de 25 minutes,Chloé Beillevaire et Sabinat Scarlat jonglent entre le comique et l’absurde, l’existentiel et le superficiel, dans un dialogue figuratif entre deux corps aux allures féminines déjouant tous les codes normativement associés à leur apparence. La performance s’approprie la figure du bouffon en incarnant avec autodérision, autant que précision, les formes physiques et morales les plus courantes de la virilité : la manière de se comparer à l’autre, d’entrer en relation d’abord par le conflit ou la compétition, avant de glisser dans une fraternité de l’ordre de l’entre-soi. Le tout dans un homoérotisme latent volontiers nié par les concernés. Et c’est au fil de cette demi-heure que les corps, les gestes, les attitudes, les sons et les images s’affranchissent du genre, par le simple détournement  d’un accessoire vestimentaire. À tel point que, quand les deux créatrices viennent saluer à la fin, on s’étonne presque de découvrir des visages humains derrière ces cagoules de nylon. Grâce à sa mise en scène minimaliste, ses créations lumière et son singulières, BALEC parvient à nous extraire de notre monde tout en nous en montrant l’absurdité : tout est tellement balec qu’on devrait peut-être s’en balec au final?

C’est d’ailleurs le son et la lumière qui font le pont entre une performance et l’autre. Dans les deux, ces éléments scéniques sont pleinement signifiants, et ne se limitent pas à un accompagnement de la dramaturgie. Les bouffonnes de BALEC réagissent aux sons qui surgissent de l’avant mais aussi de l’arrière-scène, tantôt à droite, tantôt à gauche, au point qu’on croit parfois que c’est un·e autre spectateur·ice qui soupire… Soupirs, rires, gémissements, les objets sonores non identifiés se succèdent, tandis que la lumière, elle, rassemble ou divise, encercle ou sépare.

tourne. l’obscurité. tourne. musique lancinante. tourne. l’attente. tourne. la pénombre. tourne. public en suspens.tourne.tapotement des pointes sur le sol. tourne. premières lueurs. tourne. un mouvement. tourne. un seul mouvement. tourne. une silhouette.tourne. une silhouette, peut-être. tourne. ça doit être si difficile. tourne. ça doit être fou. tourne. la foule frémit. tourne. sidérée. tourne. comment elle fait. tourne. oublier de respirer.tourne. un carré au sol. tourne. un carré au sol dans une chapelle. tourne. dans ce carré une danseuse. tourne. une danseuse tourne sur elle-même sans jamais s’arrêter…

Bien avant les mots, REvolutions 2349 est une expérience physique, voire métaphysique. Après la performance a lieu un bord de scène avec l’équipe artistique. L’échange agit comme un espace intermédiaire permettant de revenir à soi, de s’extraire de l’empathie extrême éprouvée pour la danseuse au cours de sa performance. On y apprend d’ailleurs que Danielle Allouma pratique la révolution ‒ soit le corps en constante rotation, dans un mouvement circulaire ‒ depuis l’enfance, qu’elle ressent peu la nausée ou le vertige, que c’est une expérience très intense dans laquelle elle trouve son équilibre. Et on sent alors un relâchement des épaules, dans la salle, une sorte de soulagement communicatif : ce n’était donc pas si terrible à vivre, de tourner pendant presque une heure non-stop ?

Car l’expérience oscille sans cesse entre fascination et inconfort, et vient toucher quelque chose de profondément intime chez celles et ceux qui regardent, immobiles, passifs, dans l’obscurité. La scission scène/public, regardants/regardée, a rarement été aussi radicale, mais on pourrait tout aussi bien dire que tous les corps sont en communion, que toute la salle, recueillie dans cette ancienne chapelle, a le même centre de gravité. L’appréciation d’une telle performance se mesure sans doute proportionnellement à notre degré d’empathie, notre capacité à nous mettre à la place de l’autre, à nous projeter dans un autre corps que le nôtre.

Quoiqu’il en soit, l’ensemble est sublime. En parfaite symbiose avec le lieu, la création sonore, l’usage de la lumière, et son costume sur mesure, Danielle Allouma tourne sur elle-même à l’infini, ajoutant sans cesse de nouvelles nuances à sa palette : les bras levés, puis à l’horizontale, les cheveux attachés puis détachés : on se fixe sur un détail de cette géométrie mouvante pendant de longues minutes, on anticipe le moment où elle va sortir du carré placé au centre de l’espace, mais elle nous surprend sans cesse. L’œil et l’oreille, aveuglés par la répétition, anticipent difficilement l’infime variation qui s’étalera à nouveau pendant de longues minutes.

On passe par toutes les émotions : le vertige, la curiosité, l’engourdissement, la fatigue, mais jamais l’ennui : le geste est trop unique, le temps trop suspendu, la musique trop présente, le lieu trop sacré, il est même impossible de s’extraire du moment.

Qu’est-ce que la danse, qu’est-ce que le mouvement ? Toute performance n’est pas danse, mais toute danse est performance : souffle, mouvement, endurance, répétition, concentration extrême, chaque seconde compte. De ce point de vue là, REvolutions est une masterclass d’un minimalisme et d’une exigence absolue. Elle a été envisagée comme une création collective où chaque artiste doit dialoguer avec des impératifs : la danse est répétitive, la musique le sera aussi, tandis que la lumière vient au contraire marquer des ruptures, de même que la création costume qui devient un élément narratif central.Tout est orchestré pour qu’à un moment donné, l’on finisse par perdre la perception du temps et de l’espace, comme la danseuse, et qu’on s'arcboute au temps présent, dernier repère.

Comme l’équipe le précise, il y a une négociation permanente entre les contraintes et la liberté de la performeuse (elle peut s’aventurer en dehors du carré marqué au sol, ou s’arrêter un bref moment), mais la seule certitude, c’est le mouvement continu. On pense alors, dans les moments d’extase ou de trouble profond, à tout ce qui tourne continuellement (la terre, les astres, la société), à tout ce qui est en mouvement perpétuel (la mer, le temps, le sang pompé puis éjecté par mon coeur, l’air aspiré par mes poumons, le trafic aérien, le monde tout simplement), et à tout ce qui connaît une fin (l’amour peut-être, le bonheur certainement, la vie évidemment). Et quand la danseuse s’arrête finalement pour de bon, le soulagement laisse place au doute : son mouvement était devenu si naturel, essentiel, et vital, qu’on pensait presque y rester ancré le reste de sa vie. Alors, en sortant des Brigittines, ce soir-là, on se demande, presque seul·e au monde, à quel mouvement perpétuel on pourrait bien se raccrocher, en attendant la fin ; on se souvient plus singulièrement que d’habitude que la Terre tourne inlassablement, y compris quand on va au théâtre.

BALEC

Con­cep­tion, interprétation : Chloé Beill­e­vaire & Sabi­na Scarlat

REvolutions 2349

Choré­gra­phie, mise en scène : Arco Renz

Choré­gra­phie, danse : Danielle Allouma