la communauté impossible
En ouverture de Filmer à tout prix, Braguino nous parachute dans le fin fond de la taïga sibérienne, à sept cents kilomètres de tout ensemble organisé, chez une famille auto-subsistante de Vieux Croyants, les Braguine. Mais la menace de voisins envahissants pèse lourdement sur ce mode de vie âpre mais choisi.
Alexander Weiss, directeur artistique du Gsara, le rappelait dans son discours introductif à la 17 e édition du FATP : cette année, du choix de l’illustration de l’affiche à la programmation, le festival sera notamment placé sous le signe de dispositifs filmiques particuliers. Comment cela se dessine-t-il ici ? Le moyen métrage est d’abord singulier par sa multiplicité de canaux : Braguino est projeté en salles, mais il en existe une version sous forme d’installation au BAL , fragmentée et mise en scène et en espace, pour intensifier sa portée mythique. Par ailleurs, dans le cadre des vingt ans de la Lucarne – fenêtre ouverte sur le documentaire de création d’Arte – la chaîne franco-allemande a non seulement diffusé le film en télévision le 20 novembre mais l’a rendu disponible sur son site pendant un mois . Une adaptation sonore de presque une heure a par ailleurs été réalisée en collaboration avec le BAL et France Culture. Autant d’expériences et de degrés d’implication ou d’immersion possibles pour le potentiel public qui, s’il se décide à une vision « à blanc » de l’œuvre, y plongera comme dans un territoire fictionnel lointain, entre rêve et réel. Une zone poreuse où tous les codes ne vous sont pas donnés d’emblée et où l’histoire ne connaît pas de fin cadenassée. Où le suspense – cet outil redoutable de la fiction – est utilisé pour provoquer l’engagement du spectateur face au dispositif et s’installe grâce au montagne et au rythme.
Avant même d’arriver au cœur du sujet, Cogitore fait résonner une voix off pleine de dépit au prégénérique :
J’ai fait ces rêves avec un intervalle entre les deux. Dans ces rêves, on était parti d’ici. Et après, je me disais : « Pourquoi est-on partis ? » Tout était si bien chez nous, et on a tout abandonné.
En alternance avec cette matière sonore, des images sibyllines, et comme glanées à la caméra de surveillance : silhouettes, arbres dessinés à contre-jour. Arrive alors, pour le spectateur comme pour le réalisateur, une phase de traversée puis d’atterrissage : s’il est question de déracinement latent, fantasmé, il s’agira d’abord de donner à fouler des yeux cet « ici » édénique mais aussi de montrer comment y accéder. Les pales d’hélicoptère martèlent de bruits sourds les plans de forêts denses, en gangue de brume, puis de terre à cratères, avant que l’appareil ne se pose en tremblant sur le rectangle dégagé d’un champ. Au sol, une grappe d’individus – hommes à la barbe drue, femme en robe colorée, enfants d’un blond presque blanc – s’approchent de l’engin, happés par cette arrivée, tout en se protégeant le visage des projections. L’un des gamins fixe la caméra, longuement, deuxième signe qu’il s’agit là d’un film où l’on épie autant qu’on est épié.
Une fois faite cette première présentation presque abrupte avec les protagonistes, nous savons enfin où nous sommes : non seulement en Sibérie orientale (062 51 . 047 de latitude Nord et 082 01 . 140 de longitude Est) mais aussi au sein d’un clan soudé, aux règles précises. Celui d’un homme, Sacha Braguine, qui a choisi de faire vivre frugalement trois générations aux confins, de chasser – avec une dextérité qui laisse pantois les citadins que nous sommes – uniquement selon ses besoins, de s’éloigner sciemment de la civilisation. Qui préfèrerait la taïga vierge de toute présence étrangère. Qui a appris à ses enfants à plumer et dépecer les animaux. Mais la menace qu’il a voulu éviter l’a rattrapé à sa porte, bien plus sournoise qu’un ours – bête massive dont il règle le sort à l’ancienne, avec une sorte d’héroïsme détaché mêlé d’animisme respectueux – pourtant nombreux dans la région. Comme Voldemort, ce danger a un nom que le patriarche préfère qu’on ne prononce pas et que chacun ne murmure donc que du bout des lèvres, comme une incantation maléfique à repousser : les Kiline.
Lors d’un voyage en barque, puis d’un dîner, un des fils puis la mère expliquent la situation épineuse. Deux portions de terre contiguës, une barrière en guise de frontière. Une part de liberté et de propriété qu’il a fallu abandonner à l’autre. Deux familles qui, pour l’observateur extérieur, se ressemblent sensiblement, jusqu’à leurs enfants aux mèches dorées mais qui en réalité ne font que se toiser, voire se haïr. Les Braguine reprochent à leurs ennemis de s’acoquiner avec des gens corrompus du continent, de se faire payer pour les accompagner tirer du gibier à trop haute fréquence, de devenir serviles face à cet envahissement de la taïga.
Il semblerait que Cogitore se soit retrouvé devant un dilemme de cinéaste, celui d’adopter un seul parti : sommé par ses hôtes de ne pas s’aventurer de l’autre côté de la barrière, il était dès lors contraint de prendre fait et cause pour les seuls Braguine, n’ayant pas eu accès à l’autre son de cloche. Surgit alors la portion du film qui le fait basculer en un instant dans une sorte de western métaphysique, impression accentuée par la musique qui s’insinue à mesure que la scène progresse. Non soumis à un système scolaire, les enfants, comme des mini-Robinson, sont laissés seuls une bonne partie du jour, et vaquent à leurs jeux d’enfouissements et de constructions de sable sur un îlot central. À grands raffuts et remous de barque, arrivent alors tout le jeune clan Kiline, créant immédiatement une tension tangible : comment réagir en effet quand on vous inculque dès votre plus jeune âge à vous méfier de votre voisin ? Chacun se trouve dans un affût à découvert – cette petite fille campant sur ses jambes comme une tour de garde pivotante nous hantera longtemps –, semblant vivre comme une provocation suprême la seule présence de l’autre.
Comment peut se finir une telle situation, ponctuée de présence étrangère en treillis, repoussant avec véhémence les Braguine venus protester quant à leur présence sur leurs terres ? « Mal », prophétisera l’un du clan. Si Cogitore n’aura pas l’occasion de filmer le départ définitif de cette famille de cette étendue âpre où ils avaient trouvé refuge, il aura attrapé le cauchemar du père, qui sonne déjà le glas de cette vie loin de tout. Pour ce film qui touche autant à la déréliction qu’à la paranoïa, au retour à la nature qu’à la modernité avide, Cogitore nous aura fait le cadeau d’images qui, elles, ne s’effaceront pas : des pupilles bleues qui vous fixent, un homme qui sonne le cor avec son fusil, une apparition orangée dans la nuit, des pantoufles touffues aux pieds d’une petite fille en rose.