critique &
création culturelle
Ce qui n’est pas nommé
Voyage dans et hors de notre monde

Avec Ce qui n’est pas nommé , un recueil de nouvelles de Roland C. Wagner, nous voilà plongés dans quatre univers à la fois proches et éloignés de notre réel. Une littérature qui divertit, sans se départir de son regard critique et inventif.

Dans Ce qui n’est pas nommé , premier texte du recueil, le lecteur rencontre Laëny, un jeune habitant de Shôr-Aên, qui s’apprête à participer à une épreuve rituelle, symbole de son passage de l’adolescence à l’âge adulte. Néanmoins, l’intérêt de la lecture ne se trouve pas dans l’histoire proprement dite de cette évolution du personnage, mais dans l’univers avec lequel il interagit et en particulier comment la culture et la communication de ce peuple se trouvent façonnées, voire mises à mal, par une langue dont le lexique se réduit de génération en génération. Le texte fait par là écho à la novlangue ( Newspeak ) introduite dans le 1984 d’Orwell, dont le but était de contrôler les masses et leur pensée en réduisant les possibilités d’équivoque. Mais ici, Roland C. Wagner nous montre comment une réduction du lexique peut engendrer diverses complications au niveau de l’intercompréhension entre individus.

Pax Americana , pour sa part, nous amène à la découverte d’une version alternative de notre monde, où les sources de pétrole ont fini par tarir. L’Europe, ou plutôt la FAE, Fédération Atlantique Européenne, s’est tournée vers d’autres sources d’énergie depuis bien longtemps, mais les États-Unis, les Zu’ssa comme ils les appellent, sont restés au bon vieux pétrole. À présent, ils n’ont plus le choix, il faut négocier avec l’Europe. Le président étasunien projette ainsi de s’y rendre pour une visite officielle ; une occasion en or pour un groupe secret de lui porter atteinte. La nouvelle est scindée en courts chapitres qui rythment le récit et donnent à voir les agissements des différentes factions. Il est prenant de voir l’Europe et les États-Unis dépeints autrement et le ton burlesque à la fois de l’intrigue et de certains personnages offre un agréable moment de lecture.

Musique de l’énergie , la plus longue des quatre nouvelles du recueil, est aussi la plus surprenante. Une double délocalisation s’effectue pour le lecteur. D’abord, nous voyageons à Seattle, dans l’État du Great Washington, à la rencontre d’un groupe de rock en plein concert. L’univers semble familier, mais, comme pour la nouvelle précédente, cette réalité n’est pourtant pas le nôtre. L’Histoire a pris d’autres tournants. Cette fois, les U. $ .A. ont souffert d’une Grande Révolution Amérikkkaine les menant à leur chute. Le second voyage nous amène dans la psychosphère. Un univers psychique duquel les membres du groupe vont tenter de réchapper en jouant du rock et évoluant dans les souvenirs et la mémoire du temps, des années 1950 aux années 1980. L’essentiel du récit s’y déroulera, l’occasion pour le lecteur de se confronter à une culture et une histoire américaine volontairement fantasmée.

La dernière nouvelle, Pour qui hurlent les sirènes , jamais encore publiée, prend pour cadre une banlieue parisienne délabrée. Là, Killer et sa Confrérie tentent de lutter contre une hégémonie d’un style de musique, le Disko-Diskö, dont les derniers morceaux conditionnent la population. Pour ce faire, la bande oppose avant tout une violence rock’n’roll. Plutôt courte, l’histoire mélange les styles : écriture cinématographique, dialogues de théâtre, point de vue à la première ou à la troisième personne.

Le style d’écriture varie en fonction des nouvelles et de leur ton. Par exemple, le lexique adopté se trouve très anglicisé pour la nouvelle Musique de l’énergie , correspondant ainsi au lieu où se déroule l’intrigue ; et la création de nouveaux vocables pour Ce qui n’est pas nommé renforce le discours proposé sur la langue.

Globalement, on remarque toutefois une constance, celle de l’amour de la référence. Musique de l’énergie est le texte qui en abonde le plus, le sujet s’y prêtant à merveille, mais les trois autres nouvelles n’en manque pas pour autant. Pax Americana s’offre ainsi une référence à Astérix et se conclut par une référence à Star Wars.

C’est Ce qui n’est pas nommé qui se détache le plus de notre monde et propose le plus grand dépaysement. Pax Americana , Musique de l’énergie et Pour que hurlent les sirènes usent pour leur part de ces liens clairs avec notre culture pour rapprocher le lecteur des univers proposés, tout en le déroutant par un cours de l’Histoire différent du nôtre. Lors de leurs publications, les nouvelles susnommées pouvaient être considérées comme littérature d’anticipation, mais à présent, elles relèvent de l’uchronie.

Le recueil tire avant tout sa qualité par les univers qu’il propose. Pour le reste, les intrigues, bien que souvent menées avec efficacité, offrent des fins qui ne semblent pas toujours abouties. La conclusion de Ce qui n’est pas nommé , bien qu’enrichissant le propos tenu sur la langue, est par exemple amenée de façon abrupte. Et le dernier texte, Pour qui hurlent les sirènes , se déroule un peu trop facilement. Le retournement de situation de Pax America possède cela dit un côté rafraichissant, et même si Musique de l’énergie cherche parfois un peu son chemin, l’intrigante psychosphère incite à continuer la lecture.

Le recueil proposé par la maison d’édition Les moutons électriques est l’occasion de faire connaissance avec l’œuvre de Roland C. Wagner, un auteur décédé en 2012, et qui aura marqué le paysage de la science-fiction française. L’article de Sara Doke, en fin d’ouvrage, pourra d’ailleurs intéresser le novice qui ne serait pas familier avec l’auteur. Les quatre nouvelles, sans être de purs bijoux littéraires, parviennent à divertir. Et Roland C. Wagner, en faisant preuve d’inventivité, propose des versions alternatives de notre monde qui donnent à réfléchir.

Même rédacteur·ice :

Ce qui n’est pas nommé

Roland C. Wagner
Les moutons électriques, 2019
240 pages