Chassé-croisé
Quatrième long métrage de Ruben Östlund, Turist démarre comme un film catastrophe pour mieux scruter la désintégration d’une cellule familiale au moyen de partis pris visuels affirmés. Le résultat est saisissant. Turist, ou le triple parti pris du déni.
Lisez le chassé-croisé Turist #2 dans lequel Benjamin Leruitte fait part de sa déception !
Une famille suédoise part en vacances dans les Alpes. Lors d’un déjeuner, une avalanche contrôlée semble se diriger vers eux sans s’arrêter et la panique saisit les touristes. Tomas, le père de famille, prend la fuite sans demander son reste, abandonnant en danger de mort sa femme Ebba et ses deux enfants, Harry et Vera. Mais l’avalanche s’arrête juste avant de les atteindre et les voilà sains et saufs. Cependant, la faille ainsi créée au sein de la famille va entraîner ses membres dans une avalanche d’une autre nature, psychologique celle-là.
Quatrième long métrage du réalisateur suédois Ruben Östlund, célèbre pour son sens de la composition de l’image, Turist ( Force majeure en français) a remporté en 2014 le prix du Jury de la section Un certain regard au festival de Cannes. S’appuyant sur un scénario ficelé et pesant, le cinéaste parvient à transformer en images les thèmes et les émotions du film. Pour parler du non-dit, des fausses apparences, de la fracture, du déni, de l’incommunicabilité…, Östlund adopte un langage cinématographique fondé sur un triple parti pris : réflexions dans des miroirs, fixité du cadre qui tronque les personnages et surcadrage excessif. Dès lors, la caméra devient elle-même un personnage qui fuit la vérité pour ne pas l’affronter.
En premier lieu, la tendance de la caméra à filmer le reflet des personnages dans des miroirs et non à les capter de face suggère le monde des fausses apparences dans lequel vit la famille. Dans les toilettes, les personnages sont montrés de dos, et on ne les voit que dans le reflet du grand miroir. Quand le mari s’approche de sa femme pour l’enlacer et qu’il tente de recréer leurs liens, c’est aussi dans la glace que la caméra les filme. Comme si les filmer de face dans ces moments revenait à tourner le dos au grand mensonge de l’idéal qu’ils respirent.
Ensuite, la rigidité d’un cadre qui refuse obstinément de bouger avec les personnages et préfère les couper traduit la situation d’une famille qui subit les conséquences d’un traumatisme séparateur sans pouvoir se réintégrer dans l’immédiat. Östlund coupe la tête de ses personnages entrant et sortant d’un cadre préexistant qui s’interdit tout recadrage. Quand la femme demande à son mari s’il est à son téléphone, quand elle se lève avec ses enfants le lendemain de la soirée psychanalytique, quand ils sont autour de la table avec l’autre couple et les enfants, la caméra refuse le visage et nie l’importance de voir la réaction des personnages que l’on ne peut que deviner.
Quant au surcadrage, il éloigne davantage le spectateur des personnages, renforçant un effet déjà marqué par le traitement général du réalisateur. Dans le hall de l’hôtel, le couple devient petit, découpé par la sérialité de lignes droites tranchantes. De même, la crise finale du père est surcadrée par des éléments de décor qui, malgré le travelling avant de la caméra, le gardent éloigné et intouchable.
Le plan où la famille se prépare à aller skier le lendemain de l’avalanche, quand la mère annonce vouloir skier seule, combine les trois caractéristiques du filmage. Surcadrés par des portes qui les découpent et à peine visibles dans le reflet d’un miroir, les membres de la cellule familiale subissent les conséquences de la rupture et de la distanciation. Le poids du non-dit s’exprime ainsi en images.
Ce n’est que dans leur intimité personnelle que les personnages se dévoilent et que la mise en scène contrevient à ses règles. Le gros plan sur Ebba qui pleure quand elle aperçoit sa famille skier de loin en offre un exemple. La scène où Tomas assume la vérité en voyant la vidéo lors du dîner avec Mats et Fanny constitue une autre exception. Les personnages se donnent dans une sincérité sans détours et sans apprêt, raison pour laquelle le cinéaste n’a plus recours à son triple parti pris et s’en remet à l’émotion et à la vérité incomparable d’un visage.
À côté de ces options très cohérentes, Östlund s’amuse avec des détails qui font aussi écho aux thèmes de son film. Il concrétise le mouvement de chute familial par des mouvements descendants à l’écran. Le ski étant le sport de la chute, son application à l’image illustre l’aspect psychologique de l’effondrement. Aussi, le mouvement en diagonale descendante règne dans la composition des plans, que ça soit via les fils électriques, la route, la neige…
Le cinéaste joue aussi sur la division du chiffre quatre en trois et un. Le paradigme familial, présenté en quatre personnes au début du film avec la séance photo, se divise. Ils sont d’abord quatre dans le lit, puis la mère se réveille et se lève, laissant les trois autres seuls. Plus loin, après le dîner, le père reste dans le salon et ils sont à trois avec la mère dans le même lit. D’ailleurs, ce n’est pas un hasard si la chambre d’hôtel autour de laquelle ont lieu les disputes des parents porte le numéro 413.
Turist vient en toute modestie rappeler ce qui différencie les films et les vidéos du vrai cinéma, les réalisateurs des cinéastes : la composition d’un langage homogène qui manifeste en images ce que l’histoire raconte.
https://www.youtube.com/watch?v=CW6JzCDiRI4