Chassé-croisé
Cinéaste au parcours vraiment atypique, touche-à-tout curieux sans cesse en éveil, Lucas Belvaux se prend d’intérêt pour une rencontre entre deux êtres issus de milieux presque incompatibles et observe l’amour se frayer un chemin dans les cœurs et tenter de franchir les obstacles sociaux, surtout culturels, que les êtres érigent entre eux. C’est drôle, c’est profond, c’est passionnant. On ne juge pas, on regarde.
Clément, jeune prof de philo parisien vaguement briseur de cœurs est muté pour un an dans un lycée de province à Arras. Catastrophe ! Loin de son biotope germanopratin, il est comme un poisson hors de l’eau. Il a beau tempêter, rien n’y fait, on lui enjoint la patience. En route pour le Nord… Va-t-on assister à une version sophistiquée de Bienvenue chez les Ch’tis ? Non, on n’y pense pas une seconde.
Un peu désœuvré, il rencontre Jennifer, une coiffeuse peroxydée, jeune mère de famille célibataire, pétillante de joie de vivre et grande amatrice de karaoké. Elle adore Jennifer Aniston, lit les bouquins en vogue aujourd’hui, adore les séries et s’éclate le samedi soir en mini robe lamée. Lui, il a une bibliothèque impressionnante, n’a pas la télé, cultive une certaine réserve frisant parfois l’austérité, participe à d’ennuyeux colloques, écrit des livres théoriques sur l’amour et se délecte de Kant, Proust ou Giono. Sans oublier la poésie. Le fossé culturel entre eux semble infranchissable. Pourtant, l’amour va leur tomber dessus et les amener, souvent maladroitement, à tenter de construire des passerelles au-dessus du gouffre.
Lorsqu’elle le coiffe pour la première fois, elle lui dit au moment de commencer : « c’est parti ! ». Elle ne croit pas si bien dire. Et c’est l’évolution du sentiment entre deux êtres irrésistiblement poussés l’un vers l’autre que traque la caméra de Lucas Belvaux. Dès le départ, ils ne se lancent pas dans l’aventure avec le même état d’esprit. Même s’il a pris l’initiative de l’inviter à prendre un verre, il est plus dans la retenue, la réticence. Que représente-t-elle pour lui, une façon de meubler les longues journées arrageoises entre deux retours le week-end dans la ville lumière ? Une relation agréable mais purement physique ? Une aubaine consolatoire ? Veut-il être son Pygmalion ? Il hésite à s’engager.
Elle se pose apparemment moins de questions. Respirant la fraîcheur et la gaîté communicative, elle est immergée dans son quotidien, son époque, et mord la vie à pleines dents. Minaudant juste ce qu’il faut, elle se jette dans cette relation sans atermoiements et ne se laisse pas impressionner. Elle se prend aussi à rêver, tandis que les gros plans révèlent avec une infinie délicatesse les corps et les visages. Le cinéaste met subtilement les deux personnages à égalité, sans rien gommer de leur personnalité, dans le respect scrupuleux de ce qu’ils sont.
Le titre proustien se réfère à la dernière phrase d’ Un amour de Swann . Ce dernier, parlant d’Odette de Crécy après la fin de leur relation, constate désabusé : « Dire que j’ai gâché des années de ma vie, que j’ai voulu mourir, que j’ai eu mon plus grand amour, pour une femme qui ne me plaisait pas, qui n’était pas mon genre ! » Mais qu’est-ce que cela veut dire exactement ? Sait-on seulement ce qu’est « son genre » et est-ce que l’on a un genre ? Jusqu’à quel point est-on sûr d’être prêt à ébranler ses certitudes et ses habitudes pour vraiment donner une chance à l’amour ? En l’occurrence, les théories philosophiques semblent d’un piètre secours.
Adapté d’un roman de Philippe Vilain, le film de Lucas Belvaux plane largement au-dessus des récentes comédies-duels qui jouent sur l’opposition des contraires (Huppert/Poelvoorde dans Mon pire cauchemar ou Tautou/Damiens dans La délicatesse ). Et pourtant, c’est aussi une comédie, avec des moments d’humour irrésistibles. Mais il y a tellement plus. Les scènes ont parfois des accents rohmériens, mais guère d’interrogations moralisatrices, et les chansons de Diana Ross ou Gloria Gaynor alternent avec les lectures à voix haute de Zola, Baudelaire et consorts. Cette manière de constamment déstabiliser le spectateur, de l’asseoir sur une chaise auquel il manquerait un pied, permet à ce dernier d’être en phase avec les personnages, de vibrer au diapason de leur relation instable. Car dans l’histoire de Jennifer et Clément, pas de place pour le ronron de l’amour (même si elle s’obstine à l’appeler « chaton », terme peu en usage dans son monde à lui : on voit que les codes posent problème jusque dans l’intime). À notre insu, les sentiments évoluent, et pas toujours de conserve. Qui apprend vraiment à l’autre à être au monde ? Qui assume les conséquences de l’amour? La réponse est moins simple qu’il n’y paraît et n’est en tout cas pas univoque.
Emilie Dequenne et Loïc Corbery sont parfaits : elle, éblouissante, drôle, attachante, tour à tour grave et délurée, toute en musique et couleurs, pétillante comme Shirley MacLaine, douée pour la vie, se fondant dans son personnage et lui conférant une densité rare ; lui, beau garçon le plus souvent vêtu de noir, fragile et circonspect, affectionnant les silences et les phrases mesurées, finalement dévasté par l’amour malgré sa prudence. Si le film suscite beaucoup de débats et de réflexions, Lucas Belvaux, intelligemment, ne prend jamais tout à fait parti et offre une fin inattendue qui invite à une relecture des événements. On lui saura gré d’avoir voulu préserver la complexité des choses sans imposer de conclusion définitive.
Si, malgré tout une certitude : Love hurts.
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