Un monde flamboyant de Siri Hustvedt se lit comme une succession de témoignages, d’extraits d’articles de presse et de reportages, mêlés aux carnets d’une artiste pas si imaginaire que ça…
Moins de 3% des œuvres exposées au Metropolitain Museum of Art de New York sont produites par des femmes, bien que 83% des nus soient féminins. Les femmes doivent-elles être nues pour pouvoir entrer dans les musées américains ? 1
Double visages
Ces faits, posés par le collectif d’artistes féministes « Guerrilla Girls » lors d’une campagne d’affichage il y a plusieurs années, mettent en lumière une terrible réalité.
La
Manchester Art Gallery
a tout récemment retiré l’une de ses œuvres afin de provoquer le débat à ce sujet
. Il s’agit de
Hylas and the Nymphs
de John Williams Waterhouse. Cette image passive et esthétisante de la femme ne date pas d’hier. Dans la mythologie grecque et romaine, l’égérie est un personnage féminin, une nymphe des sources. Elle est présentée comme une divinité subalterne issue de la nature, une camène. Elle suscite la fascination et l’émanation artistique mais n’existe réellement que par l’intermédiaire de l’œuvre de l’homme, donc par la matérialisation de l’objet artistique. L’artiste, mobilisé dans une démarche active de création, est inspiré par cette « muse ». Le principe créateur est vu comme masculin et l’art comme féminin, au même titre que l’artiste est l’homme et l’égérie est la femme. La nature artistique de la femme ne peut alors s’exprimer que grâce à la médiation et la révélation de l’homme. Cette représentation féminine a traversé les siècles et s’est maintenue.
Comme Harriet Burden l’a bien compris, ce stéréotype est, entre autres, un frein pour sa carrière artistique. Cette artiste est new-yorkaise d’origine juive. Mariée à un riche et célèbre galeriste avec qui elle aura deux enfants, « Harry » ne trouve pas sa place dans cette société, et celle-ci ne semble pas impatiente de la connaître non plus. Trop grande, trop massive, trop intelligente, elle s’efface, se cache et reste coincée dans son rôle de « femme de ». Son art reste confidentiel et ne trouve pas de reconnaissance chez ses pairs. Pourtant créative et brillante, elle se retire à la mort de son mari, mène un long voyage intérieur et philosophique. Elle revient, quelques années plus tard, avec un projet particulier. Après avoir accueilli de nombreux artistes dans le besoin chez elle afin de leur permettre de créer en toute sérénité, elle décide « d’utiliser » (de manière consentie) l’un d’eux pour présenter son travail en son nom. Il est jeune, il a 24 ans, personne ne le connaît. Et malgré tous les indices menant à Harry elle-même, la presse et le monde de l’art sont unanimes : ce jeune homme est un prodige. Peu importe s’il ne sait pas répondre aux questions qu’on lui pose, quel provocateur ! La supercherie continue et les doutes autour de l’artiste se confirment avec deux autres « masques » jusqu’à ce que l’un d’eux se retourne contre elle, la poussant à révéler ses intentions initiales afin de retrouver sa reconnaissance et de dénoncer le sexisme du monde de l’art. Triste vérité qui ne sera jamais établie.
Un monde flamboyant se lit comme une succession de témoignages de proches de l’artiste ou d’opposants, d’extraits d’articles de presse et de reportages, mêlés aux carnets de l’artiste elle-même. La confrontation de ces différents points de vue offre à ce roman un aspect documentaire qui le rend quasi réaliste. Le journal de l’artiste est une mine d’or de références à des artistes, philosophes, auteur·e·s passé·e·s, soulignant l’abondance des recherches menées par l’auteure et offrant de véritables sources de réflexions au lecteur. Le chemin narratif du roman, malgré le fait que les dés soient jetés dès les premières pages, reste haletant et captivant par le croisement des regards qui s’y confondent, et offre un travail d’une complexité remarquable sur la société occidentale, le monde de l’art, les rapports humains, la famille, le couple, tout en déroulant assez justement la position de la femme à travers eux.
L’artiste, dépeinte par Siri Hustvedt, n’est pas si fictive que ça et les jugements qui lui sont adressés n’ont rien d’imaginaires. Malgré leur côté caricatural, ils transpirent le réalisme. Car le sexisme est caricatural. Depuis toujours, les femmes ont été présentes dans le monde de l’art plastique mais les domaines dans lesquelles la plupart d’entre elles s’épanouissait — en avaient-elles au fond le choix ? — étaient relégués à l’artisanat ou à des démarches non-artistiques, du moins plutôt collectives et dénuées de « génie ». Les arts textiles (la couture, la broderie, la tapisserie…) et l’anonymat de la plupart de leurs productrices sont le parfait exemple de cette « infortune ». Il n’est donc pas étonnant que de nombreuses artistes se soient appropriées ces mêmes techniques de création pour s’exprimer et se marquer en complète opposition à cette mésestime. De la même manière, le questionnement autour du corps sera commun à de nombreuses artistes dans la deuxième moitié du vingtième siècle, à la fois dans une démarche active et critique mais surtout dans un désir d’opposition et d’émancipation. Ces deux éléments traversent tout le roman à travers la métaphore du masque, la colère de l’artiste vis-à-vis de ce mépris et de cet oubli et puis surtout ses œuvres, les « métamorphes ».