Elle disait dormir pour mourir de Paul Willems
Ou la peur de s’effacer
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Dans Elle disait dormir pour mourir, Paul Willems interroge le processus d’identification d’Hélée, jeune fille dont la transition entre ses onze ans et ses dix-huit ans s’est faite dans une totale solitude. Tandis qu’elle voit son identité vaciller, le lecteur est emmené dans la quête qu’Hélée entreprend pour empêcher que son être ne s’efface.
Publiée en 1983, l’histoire de Elle disait dormir pour mourir se déroule dans une maison bordée de marais. Isolée sur une île, elle rappelle le domaine familial de Missembourg, paradis intemporel dans lequel Paul Willems a grandi. À l’abri des dangers de l’époque mais plongée dans une solitude profonde, Hélée y est abandonnée par son père parti à la guerre. Émilie, sa mère, est également partie, poussée par l’angoisse d’y rester pour attendre son mari. Afin de faire face à ces abandons, Hélée fait de ce refuge un lieu où le rêve et l’espoir deviennent possibles. Son père pense à elle, Émilie lui écrit des lettres qu’elle n’enverra jamais. Puis, un jour, un soldat, pressé par les blessures de la guerre, s’y retrouve et rencontre la jeune fille.
Paul Willems met ainsi en scène un espace où se mêlent l’absence et la présence des personnages et qui interroge le rapport que chacun d’entre eux entretient avec le principe d’identification : le Père voyage entre ses positions de narrateur et de personnage ; Émilie ne cesse de substituer les êtres et les choses ; le Soldat replonge dans les souvenirs par l’identification aux habits. Cependant, c’est le personnage d’Hélée qui nous intéresse en raison des phrases prononcées par le Père en début de récit :
« Le Père : Voici Hélée. Il y a sept ans qu’elle vit seule ici, depuis le début de la guerre. Personne depuis lors ne l’a appelée par son nom. Personne ne lui a parlé. Personne ne l’a vue. Elle sait qu’elle s’appelle Hélée. Dans un étrange silence intérieur, si différent du silence des étangs qui l’entourent, elle a parfois l’impression que son nom s’efface dans l’air comme un écho, et elle a peur de s’effacer elle-même. […] »
Hélée est nommée ainsi avant même de naître et de grandir. En effet, ce prénom a déjà des éléments de signifiance avant qu’elle ne naisse, ce qu’évoque Émilie à plusieurs reprises dans la pièce. Son prénom prend toutefois sa signification par le fait qu’elle ne soit plus Hélée par ses parents et qu’elle soit dans l’attente de cette appellation par un autre. Ce qui fait ainsi défaut à Hélée dans son processus d’identification, c’est la perte de cette image conventionnelle puisque son prénom n’est plus prononcé depuis que son père est parti derrière l’étang et les saules.
« Hélée : […] Et d’abord mon nom volait jusqu’à moi sur de grandes ailes. Et puis mon nom est devenu petit. Tout petit. Rien. Je n’existais plus. […] »
Durant sept ans, Hélée n’a entendu parler personne. Elle devient ainsi innomée, et ressent l’obligation de s’appeler elle-même, chaque matin, dans une sorte de rituel, pour ne pas se sentir s’effacer :
« Hélée (comme si elle se parlait à elle-même, mi-prière, mi-chanson, mi-pensée) : Hélée. Mon père disait : c'est un nom ailé. »
C’est donc l’angoisse de s’effacer qui pousse Hélée dans cette quête de maintenance de son prénom : un prénom qui n’est jamais prononcé est comme une absence de l’être. Le fait de nommer quelqu’un a pour but de lui conférer une partie d’identité, c’est pourquoi si son nom s’efface, Hélée craint de s’effacer elle aussi. Dépossédée de son prénom, la jeune fille se trouve alors privée de son passé. En effet, la continuité de son être dans le temps est rompue, elle ne peut qu’errer dans le présent de l’énonciation. C’est en se hélant elle-même et en imaginant son père la héler qu’elle tente de contrer cette dépossession : il n’y a plus qu’elle pour se nommer ou s’imaginer être nommée, ce qui lui permet d’être encore un peu. C’est pourquoi, dans l’acte I, elle imagine un dialogue avec son père par le biais du portrait de ce dernier.
« Hélée : Bonjour papa, comment vas-tu ce matin ?
[…]
Le Père : Mal, Hélée ! Pas fermé l’œil de la nuit, Hélée, mal. Cinq alertes sur Westbeek.
Hélée (rêveuse mais avec ferveur) : Un jour, peut-être, vraiment, quelqu’un sera assis là et me dira de sa vraie voix vraie : “Mal, Hélée ! Pas fermé l’œil de la nuit, Hélée… ” »
Hélée ne se contente cependant pas de cette fiction et n’est donc pas entièrement aliénée puisqu’elle dit vouloir qu’un jour « peut-être, vraiment, quelqu’un sera assis là et [lui] dira de sa vraie voix vraie ». Hélée est ainsi en quête d’elle-même par le biais de l’auto-appellation et du dialogue fictif où la présence d’un autre est requise comme elle l’est dans la constitution de sa subjectivité. Puisque la condition du sujet est le rapport à l’autre, le « je » ne se conçoit pas sans le « tu ». Hélée ne peut donc concevoir son « je » sans la présence d’un autre.
« Hélée : Voilà. Un petit demi-verre bien plein et puis fini ! (Après avoir versé le vin, elle enfonce le bouchon et remet la bouteille sur l’étagère, revient à la table et boit lentement le verre.) Papa… qu’est-ce que je ferais sans toi… […] »
Ce dialogue permet la présence d’une « Hélée » et d’un « papa ». « Qu’est-ce que je ferais sans toi » peut être entendu comme « qu’est-ce que le “je’’ ferait sans le “tu’’ ». Hélée fonde ainsi sa subjectivité dans l’exercice de la langue par le dialogue fictif qu’elle imagine avec son père qui, dans le premier acte, est la référence à partir de laquelle elle peut se construire, et ce, par le pronom personnel « tu ». Cependant, dans l’acte II, Hélée parle désormais du Père comme étant « il » :
« Hélée : Il est dans l’armée bleue, comme toi. Je me demande tout le temps s’il vit encore, est-ce que tu sais ce que c’est, une pensée qui est toujours présente ? C’est comme une photo qui pend au mur. Chaque fois que je la regarde, cette pensée pose toujours la même question. »
Dans cet extrait, le « toi » se réfère au Soldat qui prend la place langagière, le « tu » du Père, mais aussi sa place physique :
« Ils s’asseyent à table. Lui à la place où était posé le tableau. Elle, tantôt debout, tantôt assise en face de lui. Ils trinquent. Ils rient. Ils ne savent que dire. »
L’arrivée du Soldat vient ainsi répondre à ce qu’Hélée souhaitait en début de récit lorsqu’elle disait « Un jour, peut-être, vraiment, quelqu’un sera assis là et me dira de sa vraie voix vraie ». Il est également celui qui permet à Hélée d’entrer en contact avec l’extérieur du marais dans lequel elle vit seule depuis trop longtemps. Car la jeune fille n’a eu qu’un dictionnaire Larousse comme compagnon de vie durant ces sept années de solitude. Elle a donc construit sa seule compréhension des mots à partir des définitions du Larousse. Dès lors, les mots qu’elle emploie deviennent des signifiants vierges de tout contexte d’énonciation, ce qui conduit à de nombreux malentendus dans ses dialogues avec le Soldat :
« Hélée : Je vois que tu n’y connais rien. Tu embrouilles tout. D’ailleurs, aucune importance… depuis que je t’ai parlé, tout a changé. Je ne pourrais plus lui parler. »
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Ainsi, l’arrivée de ce dernier lui permet de découvrir l’emploi des mots dans des situations concrètes d’énonciation qui enrichissent les définitions du dictionnaire qu’elle connaît par cœur.
En outre, la jeune fille se met à héler tout ce qui l’entoure. Puisque l’identification suppose un rapport à un autre que soi, en nommant les autres êtres, Hélée parvient donc à poursuivre sa quête :
« Hélée : […] Nuit bonsoir ! Poissons, canards, hérons, grenouilles, bonsoir ! Tous les parfums. Bonsoir ! Bonsoir roseaux penchés ! Bonsoir à toi moustique. […] »
Comme un appel à la nostalgie, l’innocence de ce passage trouble notre lecture sensible à la solitude de la jeune fille. Que mettra-t-elle en place pour contrer la perte dont elle souffre ? Finira-t-elle par s’effacer ?
S’effacer c’est disparaître progressivement, s’altérer, être supprimé. C’est aussi disparaître de la mémoire, se faire oublier, et occuper le moins d’espace possible au point de ne plus occuper d’espace du tout. Hélée craint de s’effacer et cette crainte est liée au langage : si elle n’est plus nommée, elle est en proie à l’absence de reconnaissance sociale par un autre. Si elle n’entre pas dans la dialectique je-tu, elle ne peut construire sa subjectivité. Hélée est donc en proie à un processus de pertes identificatoires qu’elle tente de contrer par sa quête. La quête identitaire de la jeune fille fait ainsi éprouver un plaisir esthétique au lecteur qui tente d’interroger, certes le personnage dans sa singularité et sa pluralité, mais aussi soi-même : qui suis-je dans la solitude de ma personne ? Qui suis-je si mon prénom n’est plus prononcé ? Inquiétude et incertitude se mêlent dès lors à la tension émotionnelle de l’histoire. Hélée parviendra-t-elle à achever sa quête ? Son père reviendra-t-il de derrière les roseaux et les saules ? Ou la mort et les blessures de guerre rendront cette quête inachevée et inachevable ?
Mourir est-ce que c’est dormir ?
Telles sont les questions posées par l’écriture de l’auteur.