Fase
Ballet géométrique : le langage scénique d'Anne Teresa De Keersmaeker
Avec la création d’une figure considérable de la danse contemporaine, le CentQuatre Paris a révélé à son public l’intelligence artistique d’Anne Teresa De Keersmaeker à travers une œuvre étonnante et captivante. Performance saisissante dans sa rigueur, Fase souffle des indices de jeu et de complicité sur fond de minimalisme.
Important lieu de rencontre artistique et culturelle, le CentQuatre Paris a enchanté les amateur·ices de danse en mars dernier avec une production belge majeure. Dans le cadre du festival Séquence Danse Paris, le public a pu découvrir Fase, Four Movements to the Music of Steve Reich, chorégraphie de l’incontournable Anne Teresa De Keersmaeker avec sa compagnie Rosas. Créée dans les années 80 à Bruxelles, Fase a rencontré un succès énorme, permettant à la fois la fondation de la compagnie et l’établissement de la chorégraphe comme figure prédominante de la danse contemporaine. Pendant trois soirées qui affichaient complet, les danseuses Laura Bachman et Yuika Hashimoto ont captivé le public avec leurs mouvements hypnotiques, précis et répétés, signature artistique de la grande De Keersmaeker. À l’origine, Fase était interprété par la chorégraphe elle-même et Michèle Anne De Mey, autre artiste importante de la scène belge, pilier de la compagnie Rosas. Aujourd’hui, la pièce est transmise à une nouvelle génération de danseuses qui conservent le style de la chorégraphe belge en y incorporant leur talent. La performance était juste dans son exécution technique, et fascinante dans son interprétation.
Avant le mouvement, la musique
Afin de comprendre le langage chorégraphique de De Keersmaeker, il est bon de se pencher d’abord sur la musique. Ici, le processus de création part de la musique avant d’être traduit en mouvements. La chorégraphie de Fase est composée de quatre variations différentes, elles-mêmes basées sur quatre morceaux du compositeur américain Steve Reich : Piano Phase, Come Out, Violin Phase, et Clapping Music. Ces morceaux rentrent dans le canon de la musique minimaliste, et plus précisément du phasing (ou « déphasage » en français), genre musical dont Steve Reich est un des fondateurs. Le principe à la base du phasing repose sur la répétition d’une séquence courte à laquelle se superpose cette même séquence, mais sur des tempos légèrement différents par rapport au motif musical de base. Cela provoque un décalage complet, et comme par effet d’illusion, donne alors l’impression que la musique change alors qu’on écoute le même motif. La répétition, assez troublante au début, évolue par multiplication et enchevêtrement. Pour le public, il faut un petit temps avant de s’y habituer.
La danse, suivant de près cette évolution, est également répétitive. À des moments précis, la reprise est interrompue par une nouvelle suite de mouvements qui, eux-mêmes, seront répétés ensuite. Pour un public qui ne connaîtrait pas forcément la danse contemporaine, c’est assez inhabituel, mais la fluidité du mouvement et, surtout, les coupures soudaines captivent sans effort. On est emporté par la danse des deux silhouettes de Bachman et Hashimoto qui s’exécutent sur scène avec une rigueur et un sens du rythme sans pareil.
Le mouvement : géométrie de l’espace et du tempo
Sur base des quatre morceaux de Reich, De Keersmaker crée quatre chorégraphies pour deux danseuses. L’ensemble, composé de trois pas de deux et d’un solo, devient Fase. Le spectacle débute sur « Piano Fase » : le public découvre les deux danseuses, en robe grise, dans un fond de scène éclairé par une lumière blanche. Comme si elles suivaient une ligne horizontale imaginaire, elles exécutent leurs mouvements sans dépasser cette ligne, mais tout en se déplaçant dessus avec un balancement de leur bras. Elles poursuivent la danse pendant un temps, et la régularité est parfois interrompue : il arrive que chacune continue le même mouvement, mais en prenant un repère musical différent, créant ainsi un décalage dans la chorégraphie, jusqu’à ce qu’elles se retrouvent à nouveau sur le même rythme. « Piano Fase » laisse une impression de légèreté, les interprètes se laissent porter par leurs corps en mouvement. Parfois, elles marquent l’arrêt, comme prises par une volonté de contrôle, avant de s’abandonner à nouveau au rythme de la musique.
Bachman et Hashimoto poursuivent avec « Come out » dans une atmosphère complètement différente. La lumière blanche et les costumes sobres sont remplacés par un éclairage tamisé et orangé et des tenues plus formelles. Cette fois, Bachman et Hashimoto sont assises sur des tabourets en avant scène et sont éclairées par un spot de lumière. Dans « Come Out », la géométrie est également nouvelle : sans se lever de leur tabouret, les danseuses exécutent leurs mouvements répétitifs face à la scène et tournent progressivement sur le tabouret. L’énergie est plus frénétique, comme dans une volonté d’extériorisation. Elles y ajoutent même leur propre musique en claquant leurs mains ou en faisant entendre leur respiration.
Arrive ensuite « Violin Phase ». Pièce entièrement dansée par Hashimoto, cette partie possède plusieurs points communs avec la première : même éclairage, même costume, même énergie de balancement et de laisser-aller, parfois contrôlé. Grande différence cependant : la ligne horizontale devient un grand cercle sur lequel la danseuse évolue en suivant les bords. Cette fois, l’irrégularité intervient quand la silhouette entre à l’intérieur même du cercle. Les jeux de lumière sont particulièrement entraînants dans « Violin Phase » car l’éclairage sur la danseuse crée deux ombres sur le fond de scène. Elle danse seule, mais est accompagnée de deux corps qui tournoient ensemble.
Enfin, Fase se conclut avec « Clapping Music ». Cette fois, on retrouve l’ambiance générale de « Come Out » pour ce qui est des costumes et des lumières. En ce qui concerne l’énergie, cette phase est plus dynamique et les gestes sont assez rapides par rapport aux premières parties. La musique a des sonorités jazz et donne naissance à des mouvements entrainants. Quand au déplacement, Bachman et Hashimoto démarrent du fond de scène, sur le côté, et se déplacent en diagonale vers l’avant. Dans leur déplacement final, elles communiquent par des échanges de regards et de sourires. Encore plus que dans les chorégraphies précédentes, le public devine leur respiration marquée par la vivacité de leurs mouvements.
Ordre et désordre
L’intérêt de Fase ne repose pas uniquement sur la répétition. Celle-ci est bien au centre de l'œuvre, mais c’est justement parce qu’elle est de temps en temps perturbée que la chorégraphie interpelle et amuse. De l’horizontalité à la verticalité, de l’ensemble parfait au décalage rythmique, du solo au pas de trois virtuel… La communication entre Bachman et Hashimoto y est également pour beaucoup. Elles rompent la régularité et la rigueur des gestes pour se regarder, se sourire, et faire preuve de complicité. Elles s’échappent du cadre de la chorégraphie en infusant de la vie au robotisme. De cette manière, De Keersmaeker crée une chorégraphie qui s’inscrit bien dans le style contemporain par la recherche de mouvements nouveaux et d’un langage artistique original, tout en parvenant à un résultat final touchant. La technique impeccable des danseuses se retrouve dans la précision, le travail de mémoire et l’endurance dont elles font preuve, plutôt que dans de grands mouvements explosifs. Pas de pirouettes ou de grands jetés, mais un enchaînement méticuleux où on prend du plaisir à les voir déjouer la composition des gestes.
Sans prétention, la chorégraphe livre une danse qui parait simple, mais qui relève d’une technique remarquable. Épurée, rigoureuse et sobre, Fase est devenue emblématique du répertoire de De Keersmaeker. Pour les esprits curieux et prêts à être mis à l’épreuve en danse, Fase constitue une belle entrée en matière et permet de se familiariser avec le style de l’artiste belge. Le spectacle est d’ailleurs programmé au mois de juin à l’Opera Ballet Vlaanderen de Gand. Toutefois, il faut savoir à quoi s’attendre, et l’ensemble de l'œuvre peut sembler austère de prime abord. C’est en se laissant porter par la danse, à la manière des interprètes, que l’on s'infiltre dans l’univers de De Keersmaeker pour traduire la géométrie de ses mouvements en expression artistique joueuse et délicate.