Hideo Kojima
Casser les règles des jeux vidéo

Dans la sphère du jeu vidéo, on ne le présente plus : le créateur a réussi à faire de son seul nom un argument marketing, mais aussi un sceau gage d’une vision unique. Hideo Kojima est un créateur sachant déjouer toutes les règles.
À 23 ans, Hideo Kojima hésite entre jeu vidéo et cinéma. Konami, l’un des plus gros studios de développement de l’époque le recrute alors. Pourtant, il ne sait pas coder et n’a aucune compétence informatique. Son seul désir : créer. Sans savoir quoi, ni pourquoi. Ce qu’il commence à faire dès 1986. Son nom apparaît au générique d’un premier jeu en tant qu’assistant réalisateur : Penguin Adventure. Pas grand monde ne s’en souvient et c’est normal, car Penguin Adventure n’était pas un grand jeu. Kojima y aiguise néanmoins ses lames et y forge sa première expérience de créateur.
L’année suivante, Konami lui confie la réalisation d’un nouveau jeu qui bousculera sa carrière et le monde du jeu vidéo. Metal Gear sort en 1987 et s’avère être le précurseur d’un genre inédit : le jeu d’infiltration. Le joueur doit se faufiler discrètement dans des bases ennemies, si possible en ne tuant personne. Le genre a évolué depuis et des mécaniques propres aux jeux d’infiltration se sont infiltrées… dans une vaste quantité de titres aux styles variés.
Le succès commercial de Metal Gear le contraint à devenir saga, ce qui occupera Kojima pendant presque trente ans. Il en complexifie l’histoire au fil des épisodes et son propos devient politique. Kojima se sert d’évènements biens réels, transformés en fiction dans une uchronie racontée dans le désordre. Cette inextricable boule de nœuds paraît absconse pour les nouveaux joueurs, mais s’avère d’une logique implacable pour les fans. Eux seuls savent lire les messages que Kojima y parsème. Il y porte un regard critique sur la géopolitique contemporaine qui ne pousse, in fine, qu’à reproduire les guerres passées. Un message qui résonne d’autant plus aujourd’hui. Et ce ne sera pas la première fois que Kojima alerte sur l’avenir dans ses créations.
Kojima, le réalisateur
L'histoire de Metal Gear, dont la profondeur se distingue parmi les productions de l’époque, servira de prétexte à Kojima pour se prêter à l’autre exercice qui l’a toujours séduit : la réalisation. Dans un tweet, il confessait un jour : « Mon corps est composé à 70% de films. » Il retranscrit avec sérieux cette passion dans les cinématiques interminables des ses jeux durant lesquelles les joueurs se voient parfois forcés de déposer la manette. Cette composante cinématographique, autre élément constitutif de la vision kojimesque, a encore gagné en importance dans ses dernières productions.
Fait rare dans cette industrie, il a la mainmise sur le scénario de ses jeux, la direction, la production, le game design et même la communication. Ce comportement monomaniaque lui fut maintes fois reproché. Il rappelle par ailleurs l’obsession d’un autre maître japonais, celle d’Hayao Miyazaki, vérifiant une à une les illustrations produites par ses assistants pour ses films.
Kojima cultivera ses particularités dans Metal Gear devenu l'œuvre de sa vie. En 2014, il tente la nouveauté. Avec le réalisateur Guillermo Del Toro, il publie la démo d’un projet en développement : P.T. La suite d’une série de jeux d’horreur appartenant à Konami. Au grand dam des joueurs, P.T. est annulé à cause de conflits en interne. Konami était déjà connu à l’époque pour son traitement plus que discutable de ses employés. Kojima quitte le studio en 2015, achève son dernier Metal Gear en tant que consultant externe, et acte le divorce. Désormais, Hideo Kojima sera entièrement indépendant et se lance dans un projet complètement différent.
Briser les conventions, encore
Avec Death Stranding, Kojima affaiblit encore la frontière entre cinéma et jeu vidéo. Des acteurs du grand écran se joignent au projet : Léa Seydoux, Norman Reedus, Mads Mikkelsen, Margaret Qualley, Guillermo Del Toro et plusieurs autres. Dès les premières bandes annonces, l’aspect cinématographique du jeu et son univers perché sont mis en avant. Les joueurs théorisent et supputent sur la narration, mais Kojima joue avec les attentes. Il veut à tout prix surprendre, une nouvelle fois.
À la sortie du jeu, les joueurs expérimentent concrètement le gameplay de Death Stranding : il faut marcher, livrer des colis et évoluer dans une Amérique hostile, affectée par l’effondrement de la frontière entre les morts et les vivants. L’humanité vit recluse dans des abris souterrains, l’extérieur étant devenu inhospitalier. Le héros y est chargé de reconnecter les humains entre eux grâce au réseau Chiral, sorte de connexion internet de pointe.
Death Stranding s’avérera le jeu le plus clivant que le maître ait jamais produit. Fantastique voyage introspectif lourd de sens pour certains, jeu de livraison emmerdant au possible pour d’autres. Un jeu « d’auteur », pour emprunter l’expression du cinéma.
Les thèmes des sociétés humaines, de la technologie, de la vie, de la mort et de la parentalité y sont réunis dans un authentique OVNI vidéoludique, aussi bien en termes de narration que de grammaire de game design. Kojima a sa vision, il a voulu étonner et c’est réussi. Il l’exprime très bien lui-même dans l’interview qu’il accorde à Numéro Magazine : « Si vous regardez 500 films hollywoodiens, vous allez commencer à comprendre les règles qui définissent ce genre. Moi, je répète à mes équipes : “Il n’y a pas de règles.” »
La suite récente, Death Stranding 2 : On the Beach, qualitativement à la hauteur de son prédécesseur, aura d’ailleurs déçu une partie des fans. Un jeu plus lisse, consensuel, facile et bien moins surprenant.
Première décennie
Une décennie après le passage en indépendant, Kojima ne rencontre aucune difficulté à faire perdurer sa vision. Il collabore avec les plus grosses maisons : PlayStation et Xbox. Toujours attiré par le cinéma, il ne délaissera pas le jeu vidéo pour autant. Il continuera seulement à brouiller les limites entre les deux médiums. Son prochain projet, OD : Knock déstabilise déjà les joueurs. Il semble pomper quelques idées au fameux jeu avorté P.T. dans une ambiance horrifique dérangeante.
Une industrie plus mature
La spécialité de Kojima, c'est de casser les conventions. Il est un de ces artistes qui détruisent pour construire. Hideo Kojima, ce sont des genres de jeu novateurs, c’est une manière d’inclure une narration forte et politique dans un média grand public parfois bien lisse.
Qu’on aime ou non Hideo Kojima, force est de constater qu’il sert son média. Ses visions semblent celles d’un auteur, pas d’un financier. Il s’est d’ailleurs enfermé avec brio dans cette contrainte : il est désormais attendu pour l’inattendu. Ses productions consensuelles déçoivent tandis que les plus étranges percent (parfois dans un second temps).
Produire un jeu vidéo AAA, c’est-à-dire ambitieux sur tous les plans comme ceux de Kojima, coûte des dizaines, voire centaines de millions de dollars. Le risque n’est plus permis. Il faut avant tout viser la rentabilité. Kojima, lui, s’est presque affranchi de cette limite, les plus gros studios lui accordant une confiance presque aveugle.
Étrangement, le jeu vidéo est l’unique industrie où les créateurs passent inaperçus. Les communications promotionnelles des grosses productions préfèrent vanter les qualités d’un jeu, plutôt que les personnes qui le réalisent. Pourtant, les quelques visages qui se démarquent - Shigeru Miyamoto, Hideo Kojima, Joseph Fares, … - gagnent l’authentique sympathie du public. Des fanbases se créent. Des memes et référencent parcourent Internet. Ils font parler d’eux et leurs jeux sont rarement des fours.
À mon sens, le jeu vidéo gagnerait à mettre ses créateurs en lumière. D’abord, car ce n’est pas risqué sur le plan de la communication. De manière purement mercantile, un public attaché à une personnalité sera plus enclin à consommer ses produits.
Et puis, la force de proposition d’un auteur permet de se démarquer dans un marché où la compétitivité a atteint ses limites. Les joueurs regrettent amèrement le manque de diversité de propositions dans les productions les plus ambitieuses. Amener plus d'humain dans cette industrie, c’est lui conférer le droit, si pas l'injonction, à la singularité. Selon moi, c’est lui faire gagner en maturité.