critique &
création culturelle

Interdit aux chiens et aux Italiens

Épopée d’une génération d’immigrants

À l’aide de pâte à modeler, le réalisateur Alain Ughetto nous emmène, avec Interdit aux chiens et aux Italiens, dans un récit intimiste qui pourtant résonne de manière universelle : l’histoire de ses grand-parents paternels et de leur quête d’une vie meilleure.

Il était une fois, dans le Piémont en Italie, un village qui s’appelle Ughettera. Dans ce village, de nombreuses familles partagent le même nom que celui du cinéaste. En questionnant de manière fictive sa grand-mère défunte Cesira (Ariane Ascaride), le réalisateur crée un processus de reconstruction d’un monde disparu datant de plus d’un siècle. A travers l’histoire d’amour de ses grand-parents, nous découvrons la misère quotidienne, la faim, le travail épuisant, les dangers sur les chantiers, les guerres, la montée du fascisme, mais aussi l’espoir, les naissances, le courage, l’ingéniosité, l’humilité et surtout la résilience de toute une communauté de travailleurs italiens nomades.

Cette histoire est principalement racontée par mémé, qui s’appelle en réalité Cesira. Cet angle d’approche permet au petit-fils de conférer de la tendresse et de la sincérité à son récit. En effet, dès le début du film, Alain Ughetto se met en scène et explique que son grand-père est mort avant sa naissance, mais qu’il a pu côtoyer sa grand-mère jusqu’à ses douze ans. Il était donc évident pour lui que l’histoire de ces générations de migrants italiens soit racontée par le seul lien tangible qu’il avait avec ce monde.

Malgré cette introduction très personnelle, le je devient très vite un nous qui parvient à rendre universel l’intime. Les terres sur lesquelles vivent des familles entières deviennent arides et non exploitables en plein hiver, ce qui amène une première vague de migration saisonnière. Ensuite, les guerres et la venue du fascisme conduisent à un exil beaucoup plus drastique pour survivre. En racontant la grande histoire à travers la petite, un témoignage beaucoup plus général que celui de la famille Ughetto se crée.

Les sujets traités dans Interdit aux chiens et aux Italiens sont lourds et atroces. Fort heureusement, le long-métrage ne tombe jamais dans le pathos et le tragique grâce à quelques touches d’humour disposées çà et là afin d’alléger le récit. Nous nous surprenons donc à esquisser un sourire dès qu’une mouche tourne autour de Luigi : ennuyé par la bestiole, celui-ci lâche sa pioche en plein effort pour écraser l’insecte de ses deux mains… avec la pioche qui reste figée au-dessus jusqu’à ce que le personnage la récupère.

Si les thématiques abordées sont dures, le choix du titre est également fort dans sa symbolique historique. La mention « interdit aux chiens et aux Italiens » apparaît une seule fois sur un panneau accroché à la devanture d’un café. L’un des fils Ughetto demande au père Luigi pourquoi l’établissement leur est interdit. Luigi répond maladroitement et avec humour que c’est pour éviter que les chiens mordent les Italiens. Néanmoins, cette allusion à la discrimination ambiante de l’époque ne représente pas le film et la douceur dont il est empreint. Le long-métrage devait s’appeler à la base Mano d’opera qui veut dire « main d’œuvre » en français, ce qui aurait créé plus de liens avec l’aspect manuel intergénérationnel : le grand-père construisait des ponts, des barrages et des routes, le père amenait l’électricité à la maison et sculptait des oiseaux dans de la croûte de Babybel et le fils construit son histoire, leur histoire en maniant de la pâte à modeler.

Tout comme la narration ne s’enlise pas dans le pathos, l’animation ne s’embarrasse pas d’artifices. Visuellement, Interdit aux chiens et aux Italiens est un petit théâtre minimaliste dans lequel l’imagination est au pouvoir. En effet, les montagnes sont composées de charbon de bois, les arbres sont en réalité des brocolis, les châtaignes s’empilent comme des pierres, les briques sont en morceaux de sucre, etc. Même les maisons sont construites à base de courgettes rondes ou de cartons. Ces choix de matériaux apportent une dimension organique très agréable et sont au service de la narration. Par exemple, nous comprenons très vite que le choix du carton ondulé accentue la précarité des familles piémontaises.

D’ailleurs, le choix de la pâte à modeler n’est pas anodin. Dès les premières secondes, l’aspect du bricolage est mis en scène avec les mains du réalisateur qui construisent littéralement les petites marionnettes qui constituent son récit. Contrairement aux productions à plus grande échelle en stop-motion (animation en volume)  telles que Wallace et Gromit , Chicken Run ou encore Les Pirates ! , Interdit aux chiens et aux Italiens a ce côté fait main qui renforce l’aspect poétique et attachant du projet. Il semble plus accessible grâce à cet aspect. Par souci historique, il a fallu également à Alain Ughetto recoller des moments pour lesquels aucune archive n’existait pour illustrer ses propos. La stop-motion a permis de combler ce qui n’était pas possible de mettre en image, tout en amenant du recul et de la légèreté en laissant l’imaginaire parler.

Ce petit bijou artisanal a cependant le défaut (ou l’originalité) d’accueillir comme personnage supplémentaire la main réelle d’Alain Ughetto. À plusieurs reprises, cette main traverse le cadre pour repositionner des objets, en façonner, ou même interagir physiquement avec les personnages en pâte à modeler. L’originalité se trouve dans la symbolique de transmission si chère au réalisateur : son grand-père a transmis ses connaissances manuelles à son père qui lui-même les a transmises à son fils. Comme le film se positionne dans une intention de passation, il est donc logique que la main du réalisateur intervienne pour qu’il communique à son tour ce qu’il a pu apprendre. Cette main qui façonne et qui fabrique dans l’atelier, celle qui agit sur ce théâtre fabriqué de toute pièce est aussi un défaut de mise en scène, car ses interventions nous sortent de l’histoire et de l’univers du long-métrage.

Avec des décors et une approche de la stop-motion attendrissants, Interdit aux chiens et aux Italiens est un film touchant. Son sujet, ponctué à juste dose d’humour léger, est communiqué d’un même ton pour éviter tout pathos, mais toute passion également. L’hommage fait à la famille Ughetto est en réalité pour toutes les familles qui s’y reconnaissent et répond avec tendresse aux questions que pourraient se poser les générations d’aujourd’hui et de demain.

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Interdit aux chiens et aux Italiens

Réalisé par Alain Ughetto

Avec les voix d’Ariane Ascaride, Alain Ughetto

France, Italie, Belgique, Suisse, Portugal, 2023

70 minutes

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