critique &
création culturelle

Le théâtre des Riches-Claires, lieu d’émergence

Rencontre avec Eric de Staercke

© Cyndia Izzarelli

Eric De Staercke est de ces figures du théâtre belge qui ont touché à tout. Directeur du théâtre des Riches-Claires, où la création de la jeunesse a une place toute particulière, on le sent habité par la scène et ses multiples facettes. Une discussion riche en découvertes avec quelqu’un qui a à cœur de transmettre et faire vivre le théâtre d’aujourd’hui.

C’est par l’entrée des artistes que je suis accueillie par Eric de Staercke. Comédien, metteur en scène, fondateur de la compagnie Théâtre Loyal du Trac et professeur à l’IAD, il a aussi fait partie des premières recrues de la Ligue d’improvisation belge. Certains s’en rappelleront de lui en radio dans le Jeu des dictionnaires (1989-2011), d’autres – comme moi – seront bien étonné·es de se rendre compte qu’il était le visage de Wilbur DisqueDur dans l’émission pour enfants Ici Bla-Bla (1994-2010). Depuis maintenant 11 ans, il dirige le théâtre bruxellois les Riches-Claires. Installé·es dans les sièges d’une des salles de spectacle, nous avons pu revenir sur ce qui fait l’ADN des Riches-Claires, ce mélange des gens et des genres, la place des jeunes dans le milieu du théâtre et ses coups de cœur théâtraux. Et, cerise sur le gâteau, Eric De Staercke raconte à merveille les anecdotes et vous donne envie d’aller voir tous les spectacles dont il parle. D’ailleurs, j’ai déjà mes tickets pour la saison prochaine ! 

On m’a dit que vous seriez sur la fin de votre mandat aux Riches-Claires…

En fait, il me reste un an : je finis mon mandat de directeur le 31 mai prochain. Je pense que c’est bien si on bouge, qu’on n’ait plus des gens qui s’accrochent, qu’on aille pas dans tel théâtre et qu’on se dise « C’est telle direction ». Moi, je pense qu’il faut donner de l’espoir. Les choses doivent bouger. C’est pour ça que je pars aussi, pour que ce soit une direction plus jeune. Et puis, je crois que j’ai envie de retourner à la création. Je peux rebondir, enfin, j’espère, touchons du bois [tapote la scène en bois]. Je peux faire d’autres spectacles, écrire d’autres choses, mettre en scène… Voilà, je peux repartir sur d'autres métiers.

Justement, qu’est-ce que la pratique de la scène vous apporte dans la manière dont vous dirigez les Riches-Claires ?

Pour moi, la pratique de la scène, c’est l’essentiel. D’ailleurs, quand je me suis présenté aux Riches-Claires, j’ai dit que je ne voulais pas pousser mes projets personnels là-bas, mais que j’avais besoin de garder un contact avec la pratique. Par exemple, en gardant les cours à Louvain-la-Neuve à l’IAD. J’ai aussi plusieurs spectacles qui tournent pour l’instant.

Donc, en fait, vous êtes vraiment multi-casquettes ?

Être directeur, c’est le même métier. C’est amener quelque chose ce soir pour les gens. Que ce soit en faisant la production, l'écriture, la mise en scène ou le jeu, ou parfois même en étant accessoiriste ou régisseur de plateau. Ce qui m’intéresse, c’est le produit fini. D'ailleurs, ce qui est très chouette dans la programmation, c'est que je peux faire jouer un spectacle, même si moi je n’ai rien à voir avec ce spectacle. C’est juste le plaisir de se dire « Aaah, vous allez passer un bon moment ». C’est aussi le fait d’accompagner la création d’un spectacle. Bon, maintenant, dans l'aspect direction, il y a des côtés que les gens ignorent peut-être, mais tu dois autant te soucier de changer les sièges abîmés que de vérifier s'il y a du papier dans les toilettes avant le spectacle. Par exemple, on doit s’occuper de la conception d'isolation du bâtiment, il faut étudier la capacité climatique du bâtiment et ça, bah, ça fait aussi partie du métier.

Il vous arrive même de vous charger de l’accueil du public, je crois…

C'est vrai qu’il m'arrive de scanner les tickets.

Quand je suis venue voir Homo Sapienne, je me rappelle vous avoir vu [rire] !

Je vous ai scannée ? [rire] Oui, oui, ici, quand quelqu’un réserve par téléphone, tout le monde peut répondre à tour de rôle. Parfois, il y a des gens que je reconnais à la voix et dont je note le nom. Ils ne savent pas que c'est moi…

Il paraît que vous soutenez des projets un peu fous, c’est vrai ?

Mon projet en arrivant aux Riches-Claires, c’était d’en faire un lieu d'émergence. Les jeunes qui sortent des écoles, on leur dit « Tu vas trouver un boulot » et quand ils vont se présenter à un boulot, on leur dit « Ah oui, mais il faut 5 ans d’expérience ». Tu réponds « Est-ce que je peux pas commencer chez vous ? J'aurai 5 ans d'expérience ». Cet espèce de truc qui se mord la queue… Au théâtre, c’est un peu la même chose. Si tu vas te présenter dans un lieu, on va te demander un dossier, mais les étudiants qui sortent des écoles artistiques ne sont pas formés pour faire des dossiers. Ce n'est pas leur métier. Leur métier, c'est de jouer, de mettre en scène, d'écrire. Alors, je suis parti de l’idée de rencontrer tout le monde, et de dire « Tu me racontes, on essaie de voir si ça me parait possible financièrement ». J’essaye de mettre ça dans l’ordre, d’amener le projet dans un entonnoir. Parfois j'ai même pas compris, mais je sens qu’il y a une passion derrière. Alors on accompagne, petit à petit, le projet.

C’est vraiment ça que vous faites avec les Riches-Claires ?

Oui, c’est de l’émergence. On va les chercher dans les écoles, on se tape tous les festivals. Hier soir, j'étais au Cocq’arts festival à Namur pour voir deux spectacles pour la saison prochaine. Il y a le théâtre la Balsamine [Bruxelles] qui fait ça aussi, on n’est pas les seuls. Ce qui fait la force de la Belgique, ce qui a toujours fait sa force, c'est le côté artisanat, éclectique. Je fais toujours l’exercice : si tu vas en France, dans une maison de la culture, dans un théâtre et que tu ouvres le programme, il y a toujours une troupe belge. Elle ne vient jamais des grands théâtres subventionnés, c'est souvent un truc tout à fait improbable. Elle vient de Liège, de Charleroi, de Bruxelles, ou c’est une troupe flamande, etc. Le Tof théâtre [Genappe] ou le théâtre des 4 Mains [Beauvechain], ce sont des théâtres qui font le tour du monde. On n'est pas conscient de notre créativité en Belgique, et je crois que si on laisse trop faire le politique au niveau culturel, on risque de ramener à une offre de supermarché. Par exemple, le théâtre Jardin Passion [Namur] va mieux que le Grand théâtre de Namur.

C’est vrai que Jardin Passion ose de nouvelles choses…

Oui, et les gens viennent en faisant confiance à la programmation. Hier, les gens ne pouvaient pas savoir à l’avance, vu que c'était un festival de découvertes. Et c'était plein.

Je me demandais si vous aviez des projets aux Riches-Claires qui vous avaient particulièrement marqué ces 11 ans ?

La Théorie du Y de Caroline Taillet. Ce n’était pas prévu dans la saison, et cela a été organisé pendant la Pride, ça tombait bien. On a créé des débats autour, et puis c’est le Théâtre de Poche qui a repris le spectacle. Et le spectacle de Roda [On the Road…A de Roda Fawaz], c'est quand même un projet qui a très très bien fonctionné. C’est un de mes anciens élèves. On a aussi beaucoup travaillé avec Nono Battesti, qui est venu à quatre reprises avec quatre spectacles différents. Ah ça, c'était quand même vraiment des moments terribles ici, lorsque musique-danse-théâtre se mélangent. Là je trouve qu’on a drainé un public très large et ça, ça m'a vraiment fait plaisir.

J’ai une anecdote très rigolote. Un jour, je sors du spectacle et il y a un monsieur qui attend au bar. Il m'attrape par le bras, très très fort, [mime le fait d’attraper le bras] et il me dit : « C’est vous le directeur ? Il faut que je vous parle, parce que moi j’ai fait Solvay. » Je me dis qu’il y a un truc qui s’est pas bien passé… Le monsieur continue : « Quand je suis sorti de Solvay, il y avait des abonnements groupés. On allait aux Tanneurs, on allait au Varia, et je voyais que des gens de chez Solvay. Ici, je suis sorti du spectacle et j’ai parlé à ma voisine. C’est une fleuriste ! Et il y avait de vrais gens ! » Il était très enthousiaste, en fait [rires]. Il reprend : « C’était génial, ça fait trois fois que je viens et je parle avec des gens qui font des tas d’autres choses que moi, c’est formidable ! Merci ! » Et il est parti. Je me dis, mission accomplie, on a réussi à mélanger un peu les gens. Tout le monde peut venir, même budgétairement.

C’était déjà le cas avant, aux Riches-Claires, de vouloir rendre les spectacles accessibles financièrement ?

C'est du boulot parce que, financièrement, c'est serré. Les Lundis-Théâtre [place de spectacle à 6 euros], par exemple, il y en a 30 dans la saison et les gens viennent au 30 Lundis-Théâtre. Les artistes se disent que c’est un projet social, ils ont parfois un peu peur. Je les assure que ça va être chouette et, en fait, ils disent que c’est la plus chouette représentation, car le public joue le jeu. Cela crée un public vraiment très mélangé, c’est un projet qui fonctionne vraiment très bien.

C’est un public très éclectique, comme les spectacles proposés. D’ailleurs, comment arrivez-vous, avec l’équipe, à choisir les projets qui vont être menés pendant la saison ?

On essaie de tenir compte du nombre d’hommes et de femmes sur scène, de la diversité des genres ‒ danse-théâtre, musique-théâtre, seul en scène ‒ et des thèmes. C’est un melting pot. Parfois, tu as programmé toute ta saison et puis tu as une troupe qui dit « Finalement on a un autre contrat, on pourrait partir en France ou en Italie… », alors tout ton équilibre se revoit au dernier moment. Parfois, tu fais un pari sur un spectacle et tu te trompes. Je crois que cela fait partie du théâtre. Il n’y a pas un « Que Sais-je n°2625 : Comment je réussis mon spectacle ». Je pense qu’on doit rester très modeste et très confiant aussi dans la jeune création. Je crois que c’est ça qui manque.

On parlait des jeunes comédiens et comédiennes. Auriez-vous des conseils pour ces personnes qui sortent de l'école ?

Faire des projets, ne pas attendre à côté du téléphone qu'on t'appelle, ça c'est sûr ! Développe bien ton projet personnel, parce que, parfois, on est des kleenex. C’est-à-dire qu’on te prend pour jouer dans une pub parce que tu as le profil. Je leur dis, quand vous sortez de l’école, vous pouvez jouer Roméo et Juliette, vous pouvez jouer des ados, on vous prend parce que vous êtes jeunes, mais on ne vous prend pas parce que vous jouez bien. Je dis souvent, quand je donne mes cours en bachelier, que l’école, elle vous apprend à vieillir dans le métier. Et quand l'école est finie, il faut que vous appreniez à vieillir aussi, c'est-à-dire à mûrir avec vos projets à vous, avec votre écriture ou simplement à travailler les adaptations des pièces que vous voulez faire. Si tu ne développes pas ton propre projet, tu es mangé par une machine, même encore à mon âge.

Il y a beaucoup d’anciens étudiants qui viennent aux Riches-Claires ?

Oui, ils viennent aussi dans ma compagnie. Je pense que le théâtre, c'est de la transmission. Ce que j'ai appris de mes profs, je l'apprends aux suivants qui l'apprendront aux suivants. Il y a des bouquins et tout ça, c'est très bien. Mais en réalité, c'est la transmission orale qui fonctionne. Tu peux lire des livres d'exercices de théâtre, si tu pratiques pas, ça sert à rien. Je crois beaucoup à la transmission et à la pratique.

Quelle est la dernière pièce de théâtre à laquelle vous avez assisté ?

C’était hier soir. Cela s’appelle Sloche et ça sera joué la saison prochaine ici. C’est du québécois qui veut dire la neige, mais aussi la cocaïne. C'est un spectacle qui parle des dealers et du deal dans un univers un peu décalé et surréaliste. On suit les personnages, à travers leurs monologues, qui sont enfermés dans la sloche. C’est un dossier qu’on a suivi depuis le début, et ça parle très fort d’aujourd’hui.

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