Keetje trottin de Neel Doff
Les bas-quartiers amstellodamois du XIXe siècle à hauteur d’enfant

Avec Keetje trottin, Espace Nord réédite le troisième tome du « triptyque de la faim » de l’autrice belge d’origine hollandaise Neel Doff (1858-1942). On y découvre l’enfance de Keetje, le double de son autrice, petite fille des quartiers pauvres d’Amsterdam de la fin du XIXe siècle.
Keetje trottin a été publié en 1921, après Jours de famine et de détresse (1911) et Keetje (1919) qui forment à eux trois le « triptyque de la faim », retraçant la vie de Keetje, originaire des quartiers pauvres d’Amsterdam et migrant ensuite vers la Belgique avec ses parents. Neel Doff partage avec son héroïne cette origine précaire et l’installation en Belgique. À la lecture, il est impossible de ne pas penser aux grands auteurs qui ont dépeint l’immense misère sociale qui a défiguré l’Europe suite à l’industrialisation rapide, que ce soient Dickens en Angleterre, ou Hugo et ensuite Zola en France. Neel Doff ne signe pas un roman ouvrier, mais plutôt une plongée dans le lumpenprolétariat, cette frange de la population la plus précarisée, obligée de survivre de la charité, de la prostitution ou de petits emplois instables.
Le récit retrace plus particulièrement l’enfance de Keetje, gamine particulièrement douée d’une famille de neuf enfants, jusqu’à ses 14 ans. Les chapitres courts retracent à chaque fois des scènes différentes, en passant par ses premiers souvenirs, la vie quotidienne de misère de sa famille, et, surtout, ses premiers emplois en tant que trottin, c’est-à-dire chargée des courses, d’abord pour un pharmacien, ensuite pour un atelier de modiste. Keetje est souvent naïve des choses du monde et de la vie, malgré la promiscuité imposée par les conditions de vie précaires de sa classe. Elle voit le bon dans les gens, surtout les personnes en marge de la société, comme en témoignent ses descriptions des maisons closes et des prostituées, devant lesquelles elle passe régulièrement et chez qui elle va livrer des chapeaux.
« [E]lles étaient tout à fait comme il faut, et gentilles, et qu’elles sentaient donc bon ! Pourquoi dit-on toujours qu’elles sont ignobles et communes ? Encore un mensonge… »
La critique sociale du livre se double d’une perspective féministe. On suit la vie d’une petite fille qui grandit, en proie à ses premiers émois, à la crainte de la puberté et aussi à la découverte progressive de sa sexualité. Elle tombe amoureuse d’un personnage de fiction, Wouter Pieterse, dont elle lit les aventures en cachette dans la chambre que loue ses patrons à un étudiant. Keetje noue une relation particulière à la littérature, celle-ci prenant progressivement de plus en plus de place dans le livre, la fillette s’adressant directement au jeune garçon dans de nombreux chapitres. On y voit se construire un amour encore enfantin et pourtant terriblement au fait des différences souvent infranchissables entre classes sociales (Wouter étant un bourgeois un peu rebelle).
« Puis chez nous, Wouter, comme mon père boit toujours… nous ne pouvons payer le boutiquier, ni le propriétaire, et… nous n’avons pas toujours à manger… […] J’ai dû porter ma robe de première communion au “Lombard”… Avant d’être ici, je devais aller chercher la soupe à la distribution ; maintenant Hein va la chercher, mais il en épanche la moitié… Tu vois, je ne suis pas une jeune demoiselle, comme toi un jeune monsieur… »
Neel Doff décrit également particulièrement bien la vie d’humiliation imposée aux femmes et aux enfants, surtout des classes populaires. Elle dénonce le traitement réservé aux femmes sur le marché du travail. En tant qu’employées de maison, Keetje et ses camarades se font régulièrement agresser sexuellement, voire violer, par leur patron.
« Puis l’autre jour, le patron m’a appelée dans la cave au charbon… il m’a fait très mal… Il a encore essayé de m’y faire venir ; comme je ne voulais pas, il m’a tirée, mais je lui ai mordu les poings. J’ai encore pleuré et tremblé, mais il n’a pu me faire venir. »
Le style de l’autrice est direct, presque naïf. Il retranscrit les états d’âme d’une enfant. Nous sommes plongé·e·s du début à la fin dans la tête de Keetje avec une écriture à la première personne et un accès aux pensées de la protagoniste qui se déroulent sous nos yeux, entrecoupées de points de suspension qui marquent l’enchaînement des idées comme des actions. Neel Doff a également choisi de conserver de nombreux mots en néerlandais sans traduction, que ce soient les noms des lieux, des rues, de la nourriture ou de la monnaie.
« Une fois, un garçon me tenait si fort qu’il est arrivé entre mes jambes. Il m’a lâchée tout de suite, en disant : « Tu n’as pas de poils. » Je te demande un peu : qu’est-ce qu’il voulait, cet imbécile ?... J’ai demandé à Rika, quelle malpropre ! Elle m’a regardée toute ébahie : « Quoi, tu ne sais pas ?» Nous étions au Plantagie. Elle s’est accroupie derrière un arbre ; elle m’a dit : « Regarde.» Alors j’ai regardé… Je me suis encourue. Elle m’a rattrapée… Je lui ai dit qu’elle était sans doute une sale fille pour être arrangée ainsi. Elle a ri, en disant que dans un an j’en aurai autant… Ah bien ! non, je ne veux pas, je ne veux pas ! »
Dans la postface à cette nouvelle édition d’Espace Nord, Elisabeth Castadot nous apprend que Keetje trottin a connu une notoriété plus importante en Flandre et aux Pays-Bas qu’en Belgique francophone, malgré le fait que son autrice, ayant appris le français à son arrivée en Belgique, a publié ses livres dans la langue de Molière. Une adaptation de Keetje trottin au cinéma a même vu le jour dans les années 70. Néanmoins, c’est une image quelque peu tronquée de Keetje qui a survécu à la postérité. De manière péjorative, trottin peut également faire référence à la prostituée. C’est donc une vision érotisée de Keetje qui a été construite après la mort de Neel Doff, assez loin de ce que l’autrice souhaitait.
J’en garde pour ma part une dénonciation du patriarcat et du système capitaliste, un livre qui retrace admirablement bien la vie des petites gens de la fin du XIXe siècle à travers les yeux d’une enfant.