Depuis quelques années, l’autrice Virginie Despentes a de plus en plus de succès et les adaptations théâtrales de ses œuvres se multiplient.
King Kong et le silence
Le message qu’elle livre se situe en creux ; elle offre une expérience sensible qui s’adresse à nous par identification émotionnelle plus que par logique.
Elle est rejointe par la comédienne Julia Perazzini qui commence le texte de Despentes, et donc l’adaptation proprement dite. Elle est au centre du plateau, immobile. Elle le sera pendant tout le chapitre sur le viol. Géraldine Chollet, à l’arrière-plan et également immobile, est pour elle un appui presque invisible. La lumière se resserre et se desserre sur le corps de Julia Perazzini transformant notre regard sur elle sans qu’elle ait besoin de bouger, laissant parfois paraître Géraldine Chollet, parfois non. Dans le chapitre sur la prostitution, la comédienne dit le texte au micro, des coulisses, et la danseuse est seule sur scène. Elle fait de tous petits mouvements, très lents.
Deux corps de femmes sur cette scène noire et nue : métaphore du parcours de Despentes telle qu’elle le raconte. Elle s’est tenue droite, même si elle est seule et sans aide, et elle a raconté son histoire honnêtement, même si elle s’est terriblement exposée en le faisant. C’est peut-être ce courage-là, le même que celui des actrices, qui résonne si fort. En effet, dire un texte sans appui – ni mouvements, ni mimiques ou gestes derrière lesquels se cacher – pendant presque une heure est une manière de se dévoiler, ce qui relève du courage et de la force d’un King Kong.
À la fin du spectacle résonne la seule musique qui sera passée : I ain’t got nothing , de Nina Simone, chanteuse afro-américaine. Les mots font référence toujours au même courage, celui de l’opprimé dont le seul fait d’exister est une résistance. Les deux comédiennes sont là, comme à la fin d’une traversée du désert, nous regardant toujours. Elles sourient un tout petit peu. Les applaudissements mettent du temps à venir : difficile d’atterrir à nouveau, de réaliser qu’il s’agit d’un spectacle alors que l’expérience vécue était tellement intime et sensible. Difficile de ne pas être ému.e.
Pour ma part, j’ai été bouleversée, alors que je connais pourtant certaines parties du texte par cœur. Certaines phrases ont résonné jusqu’au frisson et je les ai entendues plus clairement que jamais. J’ai ressenti une certaine forme de sororité 1 qui réconforte et accompagne. Le spectacle m’a fait l’effet d’une caresse et d’un moment de répit, malgré son propos souvent lourd. Là où je me sens souvent seule, je me suis sentie plusieurs.
Adaptation et propos militant
C’est ici que je me pose une question : l’émotivité sincère du propos a-t-elle amoindri son impact politique, ou au contraire l’a-t-elle renforcé ? Et la question qui en découle : quel est le rôle du théâtre quand il adapte un propos théorique ? Est-ce qu’il suffit de donner envie de lire le livre pour aller plus loin en procurant une émotion, d’être un déclencheur ? Ou faut-il défendre un propos même si les spectat.eur.rice.s ne liront peut-être jamais l’essai ?
Le spectacle d’Émilie Charriot a lancé des pistes sans expliciter tous les liens qu’établit Despentes entre capitalisme et patriarcat, sur les injonctions contradictoires dont sont victimes hommes et femmes et qui servent à renforcer le pouvoir en place ou sur ce qu’implique le contrôle des sexualités. Ces liens, c’est aux spectat.eur.rice.s de les faire s’ils le veulent ; et s’ils ne le veulent pas, ils peuvent rester avec leur émotion et leurs silences. La mise en scène part de l’essai pour devenir purement artistique, presque à la manière d’une performance.
Au contraire, l’adaptation belge a utilisé tous les outils théâtraux possibles – vidéos, musiques, effets de lumière – pour défendre une idée précise, et l’artifice ou l’humour sont mis avant tout au service de ce propos. Le but était de créer un objet artistique qui transmet les idées de l’essai, afin que le propos politique soit clairement compris et que les spectateur.rice.s puissent ensuite se l’approprier.
Deux options opposées tracent donc les contours de deux objets spectaculaires très différents, éclairant chacun une partie distinctes du discours de Despentes ; l’un plus fragile, l’autre plus punk rock ; l’un plus silencieux, l’autre plus enragé ; l’un plus sensible, l’autre plus pédagogique. Artistiquement, aucun des deux n’est préférable et ils sont même difficilement comparables tant ils jouent avec des codes opposés. Par contre, le premier touchera peut-être plus intimement les concerné.e.s de première ligne, le deuxième convaincra peut-être plus facilement celles ou ceux qui sont, à la base, sceptiques face aux discours féministes. Il s’agit donc de deux discours complémentaires et nécessaires, qui existent chacun à leur manière dans l’essai. Deux adaptations de la même œuvre qui la traduisent de manière personnelle, sans qu’aucun des deux ne la trahisse.
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