La cinéthèque idéale
La cinéthèque idéale de Karoo, rythmée par l’érudition de Ciné-Phil RW , contrepointée par Daniel Mangano, Nausicaa Dewez et Krisztina Kovacs, ce sont cent films de l’histoire du cinéma à voir absolument. Chapitre 11 : les années 2010.
Le véritable feuilleton sur l’Histoire du Cinéma, dans sa phase 1, consacrée à une analyse décennie par décennie, s’est achevé avec les années 2000. Dix décennies et cent ans de cinéma, ça sonne très bien. Mais il y avait une préhistoire, avant 1910, et nous y avons consacré un chapitre 0. De même, le cinéma ne s’est pas arrêté en 2009 et on peut risquer un chapitre 11 (ou 00), qui sera une posthistoire.
Les années 2010 constituent notre présent, nous manquons de recul. Qui plus est, requis par une envie d’explorer l’univers des séries 1 puis par mon feuilleton sur la Cinéthèque (consommation de classiques chaque jour depuis des années !), je me suis éloigné de l’actualité cinématographique et suis heureux de m’appuyer plus avant sur mes équipiers. Avant de céder le relais, très bientôt, à de jeunes collègues qui vont explorer ledit présent. Me taraude déjà l’envie de me consacrer à notre phase 2 , des articles choraux sur des films retenus dans notre sélection, ce qui se fera sur une plateforme culturelle plus adaptée, Les Belles Phrases .
Notre sélection ? Pied de nez à ma passion pour la structuration, je découvre qu’on a présentement retenu 94 films (seulement 2 pour la préhistoire et 2 pour les années 1910). On va donc s’offrir un top 6 ici, en équipe, pour atteindre la barre des 100.
Un top 6 de l’équipe
Le Fils de Saul (Laszlo Nemes, Hongrie, 2015)
Nausicaa : C’est indéniablement un des films importants de la décennie.
Krisztina : Film bouleversant ! Pour une fois que la Hongrie arrive à percer à l’international… (NDLR : mes parents sont Hongrois de Roumanie).
Nausicaa : Nemes répond à son tour, dans un film magistral, à l’une des grandes questions du cinéma post-Deuxième Guerre mondiale : a-t-on le droit de montrer les camps de la mort dans un cinéma autre que documentaire, et si oui, comment les montrer dans une fiction ? Benigni avait donné une réponse singulière avec La vità è bella (97), film dont nous avons parlé dans l’épisode consacré aux années 90. Nemes va dans une tout autre direction, plus frontale, plus directe. Question de caractère et d’esthétique personnelle évidemment, mais je pense qu’il n’est pas anodin que ce film sorte 20 ans après celui de Benigni, qui avait lui-même fait débat à son époque. On sort du film de Nemes chamboulé, avec l’impression d’avoir, un tout petit peu, approché de l’horreur. La monstration du camp, à travers le regard subjectif du personnage principal, sert en outre une fiction (le personnage principal veut enterrer selon le rite judaïque un enfant mort au camp qu’il dit être son fils), qui se nourrit complètement du contexte concentrationnaire, et tient en haleine comme un thriller tout en posant des questions sur la folie, la volonté de survivre…
Daniel : Sans conteste ! Tous les choix (format 4:3, couleurs irréelles, caméra à l’épaule, floutage suggestif de l’horreur, scénario malade monomaniaque, absence de musique, etc.) plongent le spectateur dans un cauchemar éveillé sans jamais utiliser les ficelles classiques. Quand on se souvient du torrent de critiques suscitées en 1960 par le Kapo de Gilles Pontecorvo et de leur violence (voir les articles, devenus célèbres : « De l’abjection » de Jacques Rivette et « Le travelling de Kapo » de Serge Daney, qui revendiquait le droit de critiquer le film sans l’avoir vu), on ne peut qu’admirer le travail de Nemes qui a déjoué tous les pièges pour rendre acceptable l’idée d’une fiction sur les camps de la mort.
Phil : Il faut en effet scinder ce film en ses deux aspects : une immersion dans Auschwitz et l’épopée d’un individu, Saul, au cœur du cauchemar. Or cette épopée se pose en contrepoint d’une entreprise collective de résistance et soulève un malaise, accentué par la volonté du réalisateur de ne pas répondre à toutes les questions, de laisser le spectateur face à l’horreur puis à l’interrogation morale. Car ce Saul a-t-il réellement un fils ? Rien n’est sûr mais il semble plutôt que non. Qu’il s’arcboute à une rêverie monomaniaque, à un délire. Qui peut se comprendre vu les circonstances ? Qui contraste surtout terriblement face à la volonté d’autres d’assumer le réel, d’y réagir sainement, concrètement, par la révolte ou par la solidarité. Saul, lui, met ses camarades en danger et néglige son apport au groupe, n’écoute rien ni personne (il veut un rabbin et s’en invente quasi un, le laissant lui mentir, se mentant à lui-même). A-t-on assez mesuré à quel point il était politiquement incorrect d’oser susciter une suspicion et donc un décalage voire une hostilité, une répugnance à l’égard d’un héros victime de la Shoah ? Les vrais héros du film, au sens intrinsèque, sont en filigrane, ces Juifs de l’arrière-plan qui prennent des photographies, cachent des manuscrits, élaborent des plans, se soulèvent.
Werk ohne Author (Florian Henckel von Donnersmark, Allemagne, 2018)
Phil : Un très grand film. Découvert grâce aux rédacteurs culturels de Karoo , Julien-Paul Remy et Thibaut Scohier.
Roma (Alfonso Cuarón, États-Unis & Mexique, 2018)
Daniel : Sans doute l’un des films les plus envoûtants que j’aie vus au cours de cette décennie. D’une beauté formelle à couper le souffle, Roma nous présente en noir et blanc les souvenirs d’enfance du réalisateur dans un quartier de Mexico portant le nom de la capitale italienne. Quand l’esthétisme et la virtuosité se mettent sans esbroufe au service de l’intime pour décrire la vie d’une famille bourgeoise des années 70, avec en prime une merveilleuse néophyte (Yalitza Aparicio) dans le rôle de la jeune domestique qui veille (entre autres) sur les enfants. Un enchaînement de scènes merveilleuses, voire inoubliables. Juste sublime.
El Secreto de sus ojos/Dans ses yeux (Juan José Campanella, Argentine, 2009)
Phil : Je triche un tantinet ! Il est sorti en 2009 en Argentine mais en 2010 en Europe, je crois, car je l’ai vu alors en salle. Immense succès dans son pays d’origine, il recevra un bel accueil critique aussi : Prix Goya du meilleur film étranger en langue espagnole et Oscar du meilleur film en langue étrangère (les deux en 2010 !).
Le pitch ? Le récit se faufile à travers une page d’histoire de l’Argentine, récente et fort douloureuse. Un fonctionnaire du Ministère de la Justice, une fois à la retraite, essaie de résoudre une affaire criminelle (viol et meurtre d’une jeune femme) qui n’a de cesse de la hanter depuis vingt-cinq ans. A l’époque, il s’est heurté à une sorte de secret d’Etat (le meurtrier étant protégé par le régime dictatorial en place). L’enquête se double d’une dimension politico-historique mais, tout autant, de trames romantiques (des amours du fonctionnaire avec sa supérieure à l’attachement du mari de la victime pour celle-ci). Un cocktail inusité mais envoûtant, bouleversant.
L’Île aux chiens (Wes Anderson, États-Unis, 2018)
Nausicaa : L’humour et le sens des situations de Wes Anderson dans un film d’animation qui est aussi une fable, profonde sans être jamais appuyée.
Relatos Salvajes/Les Nouveaux Sauvages (Damián Szifron, Argentine, 2014)
Krisztina : De courtes nouvelles jouissives et survoltées d’Argentins dans leur quotidien, pétant les plombs (vraiment) entre humour noir, absurde et critique sociale.
Quelques autres très bons films ?
Phil :
Shutter Island (Scorsese, É-U, 2010) ; Aquarius (2016) et Les Bruits de Récife (2012) du Brésilien Kleber M. Filho ; Turner (Mike Leigh, G-B, 2014).
Une Séparation (Asghar Farhadi, Iran, 2011), Julieta (Almodovar, Espagne, 2016), Elle (Verhoeven, France, 2016), Mia Madre (Moretti, Italie, 2015), Spotlight (McCarthy, É-U, 2015), Pentagon Papers (Spielberg, É-U, 2017), Carol (Haynes, É-U, 2015), Faute d’amour (Zviaguintsev, Russie, 2017), Cold War (Pawlikowski, Pologne, 2018).
Phil :
Ah oui, Farhadi ! J’ajoute Le Client (2016).
Daniel :
Une Séparation, pour sa capacité à démêler si adroitement autant de thèmes psychologiques et relationnels à travers l’épineuse question du divorce, en nous faisant sentir tout le poids sociétal d’une question somme toute privée.
Krisztina :
Une belle décennie pour le cinéma nord-américain !
Côté Canada, Xavier Dolan livre les émouvants Mommy (2014) et Laurence Anyways (2012) ; Jean-Marc Vallée Dallas Buyers Club (réalisé aux É-U, 2014). Dans ce dernier film, Matthew McConaughey, enfin au sommet de sa carrière, livre corps et âme une interprétation inspirante d’un électricien/cowboy rude et combatif qui apprend sa séropositivité. Rusé, il va recourir à sa débrouillardise pour contourner le système de santé et aider les malades du SIDA.
Du côté américain, Steve McQueen (comme l’acteur !) réalise l’éprouvant mais bouleversant drame Shame (2011) puis l’important Twelve Years a Slave (2014).
En Europe, le Grec (relativement jeune) Yorgos Lanthimos s’est acharné, au fil de cette dernière décennie, à nous fournir des films aussi psychologiques qu’esthétiquement construits. Pêle-mêle : Dogtooth (2010), qui n’est pas sans rappeler Teorema (IT, 1968) de Pasolini ; l’ovni/fable The Lobster (G-B/IR/FR/GR, 2015) et le faux film à costumes The Favourite (G-B/IT/É-U, 2018), avec des castings plus internationaux. Véritables mélanges de genres, ces films possèdent des dialogues acérés, les situations y sont volontairement burlesques. Pas la tasse de thé de tous/toutes, mais du cinéma décidément surprenant et qui repousse ses limites.
Daniel :
Shoplifters/Une affaire de famille (Hirokazu Kore-eda, Japon, 2018) ! De formidables acteurs, une liberté de ton et de point de vue inusitée, un cheminement décousu et, au total, quelque chose de très rare : un scénario qui s’efface devant les images mais pourtant les sous-tend de façon purement cinématographique, avec en prime une interrogation vertigineuse sur l’institution familiale présentée comme un paradoxe désinvolte. Des choses rarement vues, comme le kidnapping sans doute le plus cool de l’histoire du cinéma. Un film impossible à saisir de prime abord.
Quelques coups de cœur, plus subjectifs ?
Gemma Bovery (Anne Fontaine, France, 2014)
Phil : Pour Gemma Arterton, incroyablement craquante, sexy et émouvante face à Fabrice Luchini.
Nausicaa : Un petit film, sans autre prétention que de réunir des acteurs à leur meilleur pour une histoire drôle et émouvante, mais c’est diablement réussi.
La Caméra de Claire (Hong Sang-Soo, France et Corée, 2018).
Nausicaa : Un film qui se passe à Cannes pendant le Festival, tourné pendant le Festival et présenté au Festival. Hong Sang-Soo, subtil cinéaste coréen que d’aucuns comparent à Eric Rohmer, pratique ici une mise en abyme discrète mais efficace. Isabelle Huppert, armée de son polaroïd, déambule dans les rues de la cité côtière et rencontre trois Coréens venus présentés un film au Festival (une productrice, un réalisateur qui est aussi son amant et une employée de la maison de production, qui a eu une brève aventure avec le réalisateur, au grand dam de sa patronne…). Le film progresse à coup de ruptures narratives, de rencontres improbables, sur un ton léger et singulier. Un régal.
Bande de filles (Céline Sciamma, Fr, 2014) & Divines (Houda Benyamina, Fr, 2016)
Krisztina : Mon cœur va à une forme de cinéma vivant mais qui ne veut pas apitoyer. Deux films français, primés à Cannes. Sur des filles et par des filles ! Peu de personnages de ce genre à l’écran jusque-là : des nanas qui font ce qu’elles veulent, parlent fort et mal, tout en réclamant leur place dans la société. Aussi, de magnifiques histoires d’amitié.
Somewhere (Sofia Coppola, É-U, 2010)
Daniel : Une perle minimaliste autour de la relation entre un acteur d’Hollywood un peu paumé et sa fille de 11 ans qui débarque inopinément. Une incroyable subtilité sur fond de vide existentiel. Lion d’or 2010.
Wadjda (al-Mansour, Arabie Saoudite, 2012)
Nausicaa : La sortie de ce film avait fait événement, puisqu’il s’agissait du tout premier film saoudien sur nos écrans et, apparemment, du premier film saoudien tout court. Un film venu d’un pays où les salles de cinéma étaient interdites. Et réalisé par une femme, en plus de tout ! Autant de bonnes raisons extra-cinématographiques de faire de ce film un coup de cœur. Mais ce film est surtout et simplement un bon film, qui suit une petite fille saoudienne dont la quête est à la fois simple et inextricable : avoir le droit de rouler à vélo.
HH, Hitler à Hollywood (Frédéric Sojcher, Belgique, 2011)
Phil : Ciné-réalité autour d’un complot ricain contre la culture européenne, avec la craquante Maria de Medeiros
Nausicaa : HHH est un objet cinématographique étonnant, qui part dans tous les sens, et qui laisse une impression indélébile.
Tangerine (Sean S. Baker, É-U, 2015)
Daniel : Une petite merveille ! Dans un coin perdu de la Cité des Anges filmé en couleurs saturées, une prostituée transgenre tout juste sortie de prison apprend par une collègue que son petit ami et proxénète l’a trompée pendant son incarcération. Une poursuite impitoyable commence… Elle va nous permettre de découvrir toute une faune interlope, à un rythme haletant entrecoupé de dialogues hystérisés mais sonnant curieusement juste et où l’humour fait mouche. Elle nous offre aussi un chassé-croisé d’étonnants personnages (sans parler de la bande-son). En vedette, deux vraies non-comédiennes transgenres inoubliables, irrésistibles et touchantes. Accessoirement, c’est aussi le premier film réalisé avec un iPhone 5S.
Logan Lucky (Soderbergh, É-U, 2017)
Nausicaa : Soderbergh croise le genre ultra-codifié du film de casse avec le film social à la Full Monty . Soit une bande de losers de Virginie qui projettent le casse du siècle. Un casting de choc (Channing Tatum, Adam Driver, Daniel Craig, Katie Holmes notamment), mais loin du bling bling de la série des Ocean .
My Sweet Pepper Land (Hiner Saleem, France/Allemagne/Iran kurde, 2013)
Phil : Un délicieux petit film qui a des allures de western iranien à l’ancienne ! Tout en ayant une portée d’information. Le pitch ? Un héros de guerre kurde (Korkmaz Arslan) peine à se réadapter et, refusant la corruption et le copinage, se voit envoyer dans une vallée perdue aux confins de l’Iran (à la frontière avec l’Irak et la Turquie). Il y retrouve la corruption et doit s’opposer à un potentat qui trafique et à son escouade de tueurs. Il y rencontre aussi une très belle institutrice (Golshifteh Farahani), qui se confronte elle-même aux préjugés et risque de perdre son poste.
Adieu Berthe, ou l’enterrement de Mémé (Bruno Podalydès, France, 2012)
Nausicaa : Sans doute le film le plus drôle (souvent grinçant) de Bruno Podalydès, avec Michel Vuillermoz dans un rôle secondaire (de croque-mort) extraordinaire.
Phoenix (Christian Petzold, Allemagne, 2014)
Nausicaa : Les camps, encore, mais cette fois vus de l’ après (le retour d’une déportée) et de l’ avant (des flashbacks sur la dénonciation qui l’a conduite en camp). La marche d’une morte-vivante dans Berlin dévasté par la guerre.
Everybody in our Family (Radu Jude, Roumanie, 2013)
Daniel : Coup de cœur absolu pour moi. La journée d’un père divorcé qui veut emmener sa petite fille à la mer et où rien ne se passe comme prévu. Jamais vu un tel naturel chez tous les acteurs, une telle vivacité de mise en scène, une telle progression, de l’hyper-réalisme d’une situation banale jusqu’au basculement dans la folie et l’exacerbation des sentiments de toute nature. On rit, le cœur déchiré et les larmes aux yeux. La banalité et le réalisme transcendés par je ne sais quoi, disons l’inspiration.
The Best Offer/La Meilleure Offre (Tornatore, Italie, 2013) avec Geoffrey Rush.
Phil : Un film très étrange sur l’art, l’agoraphobie…
Jimmy’s Hall (Loach, G-B, 2014)
Phil : Mineur pour Loach ? Pourtant…
Jay parmi les hommes (B, 2015)
Phil : Un court-métrage très prometteur du jeune Zeno Graton.
Par Nausicaa Dewez et Krisztina Kovacs, Daniel Mangano et Ciné-Phil RW.