Laurent Gaudé, écrivain français, et Fabrice Murgia, acteur et metteur en scène belge , portent au théâtre un monde où l’humain est arrivé à s’émanciper de son besoin de sommeil. Inspiré par l'ouvrage 24/7 Le capitalisme à l’assaut du sommeil de Jonathan Crary (2013), la pièce joue ici une dystopie au goût amer de la modernité.
Une fois installée dans la salle du théâtre de Namur , je remarque que l’espace n’est pas uniquement rempli du bourdonnement des spectateurs en attente. Sur la scène, un écran diffuse les enregistrements d’un femme plaidant pour la cause des Sámis, un peuple autochtone du nord de l’Europe. Elle parle en anglais et son propos est sous-titré en français. Je lis, mais je ne comprends pas pourquoi il y a tant d’urgence dans ses yeux. Soudain, le noir se fait, et on ne voit alors plus que l’écran sur lequel cette femme cherche à être écoutée. Personne ne viendra nous prévenir du commencement de la pièce, car celle-ci a débuté dès notre entrée dans la salle.
Un homme s’avance. Son costume masque son désespoir. Avec ses collègues et les politiques de ce monde, ils ont tué la nuit. Gabor, joué par Fabrice Murgia, a aidé à mettre sur le marché une pilule permettant de couvrir les besoins physiologiques de sommeil en 45 minutes seulement. Un temps récupéré sur la nuit, un temps pour vivre encore plus, pour produire encore plus. Convaincu par la rhétorique absurde des politiques, le monde entier décide de s’affranchir de la nécessaire obscurité. Après la nuit du 29 au 30 octobre, plus rien ne sera pareil. La lumière brillera sans discontinuer et les yeux seront alors remplis 23 heures sur 24 de ce jour qui déborde.
Aux côtés de Gabor se trouve Lou, interprétée par Nancy Nkusi (ou Nadine Baboy , selon la représentation). Sa voix enveloppante contraste avec le monde artificiel qui se renforce. Son image est projetée sur l’écran, comme pour nous faire comprendre qu’elle a disparu en même temps que la nuit. Blessée lors d’une manifestation contre la nuit fragmentée, elle se retrouve à l'hôpital, qu’elle quitte mystérieusement la nuit du 29 au 30 octobre. Les interactions de Gabor avec Lou ne sont plus que des souvenirs d’elle, elle qui était opposée à un monde sans nuit.
Présentée pour la première fois au Festival d’Avignon en juillet 2021, La Dernière Nuit du monde investit la question de l’aliénation de l’humain, et ce à travers le regard d’un personnage qui travaille pour le gouvernement. On retrouve, dans les écrits de Laurent Gaudé, à la fois romancier et dramaturge, un questionnement du monde (avec l’immigration pour thème de prédilection) à travers les dérives autoritaires de nos sociétés. Une thématique qui complète ce que Fabrice Murgia a déjà exploré dans d’autres pièces, comme Notre peur de n’être (2014), où il explore les malaises de notre époque.
La mise en scène reflète l’enfermement que produit la domination de la lumière. Coincés dans des carrés aveuglants, nos deux personnages sont comme prisonniers de la lumière, jugée à tort émancipatrice. L’écran disposé derrière Gabor est la manière dont il nous raconte ses interactions avec le reste des personnages : séquences de journal télévisé en plusieurs langues racontant l’arrivée de cette pilule miracle, aux interviews de jeunes gens intrigués par le bienfondé de ce médicament, jusqu’aux entrevues avec la femme politique belge qui soutient publiquement cette invention. Totalement charmée par le personnage de Lou que j’ai trouvé très incarné, je n’ai pas réussi à avoir la même empathie pour celui de Gabor. Il reflète un rôle tout à fait antipathique à mes yeux, celui d’un homme à la moralité douteuse évoluant dans le milieu de la communication. Peu habituée à suivre ce genre de personnage, me voilà un peu bousculée dans mes préférences. Pour moi, Gabor n’est ni bon ni mauvais, il profite simplement d’une situation qui le dépasse sans en questionner la moralité en amont, une attitude que Fabrice Murgia a su capturer dans son jeu.
Après 10 ans, les effets secondaires de la pilule se font de plus en plus sentir : problèmes neurologiques, yeux asséchés… Les animaux entament, de manière inexpliquée, une grande migration vers le nord. Privé du repos de la nuit, le monde lui-même s’est séparé de la folie des humains. Gabor n’a toujours pas retrouvé Lou, qu’il n’a pas arrêté de chercher depuis cette fameuse nuit. C’est une histoire d’amour que j’ai pour ma part du mal à croire, tant Lou et Gabor sont opposés dans leurs manières d’habiter le monde. Tandis que Lou questionne le délire de progrès dans lequel la société s’enfonce, Gabor, lui, poursuit cette envie de maîtrise de l’humain sur son environnement. C’est une pièce que j’ai aimée pour son propos dystopique et sa mise en scène. J’aurais presque voulu qu’elle dure un peu plus longtemps pour qu’on puisse vraiment explorer la résolution de l’histoire, qui a lieu, cette fois, en dehors de ces villes lumineuses. SPOILER 1 Il semblerait que plus nous cherchons à mettre cette nature à distance, plus nous sentons battre en nous son absence. Une absence qui ne peut être comblée, car cette nature que nous cherchons comme un refuge n’existe plus. Elle n’a jamais existé.