En misant sur une forme inventive et une ponctuation déstructurée, Sandra de Vivies fait de son premier roman, La Femme du lac, un objet littéraire tout à fait singulier. Un parti pris très marqué pour un récit qui questionne, justement, la norme. Celle que la société nous a imposée, celle qui nous efface, au profit d’une image tronquée. Photographie d’une vie de mensonges, de faux-semblants et de sourires forcés.

L’histoire est celle d’une femme ordinaire, à laquelle tout un chacun pourra s’identifier. Un « je » sans nom, qui au détour d’une promenade à Berlin, déniche sur un marché une boîte de négatifs. Derrière ces clichés d’un autre temps, capturés dans l’Allemagne nazie, une femme dont la silhouette se détache à plusieurs reprises sur la pellicule. Innocente et heureuse en apparence, elle rend compte à l’image d’une petite vie bien rangée, cohabitant avec l’intolérance d’un régime dictatorial, réprimant la différence au profit de l’unité. Un contraste qui ne manque pas d’interpeller notre narratrice. Si le contexte historique dans lequel évolue cette femme semble à des lieues de sa propre réalité, d’où lui vient la fascination qu’elle éprouve à son égard ? N’est-ce pas précisément parce qu’elle se reconnaît en elle qu’elle ressent le besoin de comprendre qui était cette femme et ce qu’était sa vie, au-delà de ce que les autres en ont fait ?

Pour le comprendre, elle décide de mener l’enquête, et ce faisant, compulse plusieurs livres sur le nazisme, documentant en des termes froids et cliniques l’horreur absolue d’un système totalitaire. De l’eugénisme aux « centres de pédagogie curative », où étaient internés les « faibles d’esprit », les faits dont rendent compte ces ouvrages ne lui permettront pas de comprendre l’incompréhensible, néanmoins ils la conduiront à remettre en question les normes qui l’ont forgée elle, ainsi que le monde qui l’entoure.

Partant de ces questionnements, elle met alors le doigt sur les travers de notre société contemporaine, qui à travers ses injonctions ne nous laisse d’autre choix que de rentrer dans le moule. Car si le régime de Vichy appartient désormais au passé, et les camps de concentration aux pages les plus sombres de notre histoire, l’idéologie qui en est à l’origine persiste sous une autre forme. « Les temps ont changé. On ne considère plus personne comme perdu pour le peuple », écrit ainsi Sandra de Vivies. « On considère tout au contraire qu’il appartient à chacun de se mettre en ordre de marche. » Des mots d’une grande justesse, résumant à eux seuls l’absurdité de tout un système. Ce même système qui sous couvert d’une logique méritocratique, maintient en place le socle d’injustice sur lequel il repose, en « transférant la charge de la collectivité à l’individu ». Les dominés deviennent dès lors responsables de leur propre domination, tandis que les dominants continuent de prospérer, en regardant de haut ceux qu’ils écrasent, du poids de leurs privilèges.

Ainsi, de la destinée singulière d’une parfaite étrangère, notre narratrice élargit la focale, pour représenter une humanité malade qui élève la norme au-dessus de l’individu, soumis à un impératif de rentabilité. Faute de quoi, il se verra « couper les vivres », « autre manière, la langue le dit très justement (…) de couper la vie. »

S’il fallait s’arrêter au fond, je saluerais la pertinence de ces quelques mots bien choisis, dont l’acuité m’a tout particulièrement frappée. Mais ce serait négliger l’importance de la forme, qui dans ce cas-ci me semble desservir le propos. En faisant l’impasse sur bon nombre de virgules et de règles grammaticales, Sandra de Vivies livre en effet un texte qui dénote par ses tournures de phrase inattendues. Or malheureusement, cette liberté absolue de la langue nuit à la lisibilité de certains passages, qu’il m’a fallu relire plusieurs fois avant d’en comprendre le sens. Résultat : le style, bien que soigné, m’a semblé très abrupt. Comme si à force d’avoir été trop polis, trop réfléchis, les mots avaient fini par perdre de leur signification.

Je referme donc ce livre avec une impression mitigée. J’ai surligné certains passages, que je trouvais particulièrement justes et bien écrits, pourtant je ne pense pas avoir véritablement trouvé de plaisir, ni été spécialement émue dans ma lecture. Les nombreuses licences poétiques de l’autrice m’ont plutôt fait l’effet de figures acrobatiques compliquées, et pour être honnête, je me demande si toutes ces fioritures étaient nécessaires. Cela dit, je ne doute pas que La Femme du lac plaira à un public plus érudit, et peut-être plus habitué à une telle gymnastique de l’esprit. Pour ma part, j’avoue avoir une préférence pour une écriture plus conventionnelle et accessible.