critique &
création culturelle

La trilogie des Alex (3/3) : Boy Meets Girl, Mauvais Sang, Les Amants du Pont-Neuf

Doubles caraxiens

Si l’on effectue quelques recherches rapides, on découvre que le pseudonyme Leos Carax est l’anagramme d’« Oscar » et de son véritable prénom, « Alex ». Et si cette information souligne quelque chose, c’est bien la dimension personnelle que le cinéaste insuffle à ses protagonistes. Mais dire qu’Alex est le double de Carax serait incomplet. L’auteur se dédouble partout et fait de son cinéma un miroir, déformé mais toujours sincère.

Comme entre les Alex, il y a des ponts évidents à tracer entre toutes les protagonistes féminines de la trilogie. Les femmes chez Carax endurent fréquemment le comportement destructeur de leur compagnon. Dans Les Amants du Pont-Neuf, Michèle tente d’arracher Alex à ses addictions et de l’ouvrir à d’autres horizons, mais ne récolte que violence et manipulation. Dans Mauvais Sang, Anna subit l’autorité de Marc, qui la rejette et la traite mal malgré l’amour absolu qu’elle lui porte. Lise dans Mauvais Sang et Mireille dans Boy Meets Girl sont quittées par leur compagnon, ce qui les plonge dans une profonde détresse. Mais ces héroïnes demeurent moralement plus solides que les Alex et font preuve d’une détermination remarquable : Anna résiste aux avances d’Alex, Lise risque sa vie pour le protéger, Michèle quitte le pont malgré ses stratagèmes.

Ce sont des personnages taiseux, en tout cas dans les premiers temps : elles parlent peu, n’affichent pas leurs émotions, sont endurcies par un monde qui ne leur fait pas de cadeaux. Elles sont surtout méfiantes. Mais une fois le vernis craquelé, elles se révèlent bien plus joyeuses, comme Michèle dans Les Amants et la force de vie qui la caractérise, ou Anna dans Mauvais Sang dont les gestes-regards trahissent ce qu’elle tente de camoufler (comme dans la scène de la mousse à raser). Et c’est aussi le cas de Mireille dans Boy Meets Girl : sans aller jusqu’à la qualifier de joyeuse, elle dévoile en tout cas pour la première et seule fois du récit une lueur dans le fond de son regard lorsqu’elle parle avec Alex dans la soirée d’Helen (Carroll Brooks).

Mireille partage aussi son prénom avec celui de son interprète, Mireille Perrier, ce qui n’est peut-être pas anodin, d’autant que Carax n’est pas coutumier du fait : à ce jour, Perrier reste la seule de la filmographie du cinéaste. Dans les deux autres films, c’est la même comédienne qui interprète les rôles d’Anna et Michèle : la grande Juliette Binoche. Ce choix renforce encore plus le lien entre ces personnages : à défaut d’avoir le même prénom, elles ont le même visage. Binoche et Carax sont effectivement en couple au moment où le second débute l’écriture des Amants. Le cinéaste a sans doute écrit ce personnage sur mesure, et s’il met de lui en Alex, il y a probablement un peu de Binoche en Michèle.

Les protagonistes féminines chez Carax seraient donc, en partie, des doubles d’elles-mêmes. Mais peut-être aussi des doubles idéalisés de l’auteur (sans pour autant être des Alex au féminin). C’est renforcé par le fait que deux d’entre elles sont créatives : Mireille écrit, Michèle peint et dessine ; ce qui n’est pas le cas des Alex, mais bien de Carax. La création semble, pour elles, avoir une valeur thérapeutique vitale, telle Michèle qui souffre terriblement de ne plus pouvoir peindre. Elle va jusqu’à s’évanouir en essayant de se concentrer pour faire le portrait d’Alex. Carax partage cette vision cathartique et jusqu’au-boutiste de la création (le tournage des Amants en est la preuve). Les Alex quant à eux ne créent pas et, au contraire, ne font que détruire. L’art permet à Mireille et Michèle de ne pas vriller, de rester morales. En cela, elles sont peut-être plus des doubles de Carax que les Alex eux-même : des êtres profondément faillibles, mais qui se maintiennent par la création. Les Alex seraient alors des Carax sans le cinéma.

Dans les deux premier films de la trilogie, Carax présente des antagonistes masculins tous deux appelés Thomas. Bien qu’ils soient interprétés par des comédiens différents (Christian Cloarec pour le premier, Jérôme Zucca pour le second), leur homonymie et leurs actes offrent de les comparer l’un à l'autre. Le Thomas de Mauvais Sang trahit Alex pour qu’il soit arrêté par la police, et ce dans l’espoir de détourner le regard de Lise. Celui de Boy Meets Girl est un personnage amoureux : il semble lui aussi guidé par sa passion, quitte à en sacrifier l’amitié. En cela, ils font quelque peu écho aux Alex, dans l’aspect jusqu'au boutiste et sans concession de leur conception de la passion, quitte à en devenir immoraux. Les Thomas sont donc peut-être des versions antagonisées mais finalement pas si éloignées des Alex. Dans Les Amants du Pont-Neuf, en revanche, il n’y a plus de Thomas : mieux, il n’y a plus d'antagonistes, à part Alex… qui est pourtant aussi le protagoniste du récit (toute conception morale mise à part). En somme, il s'empêche lui-même d’atteindre son objectif : être heureux avec la femme qu’il aime. Il n’a pas besoin d'ennemi car il n’en trouvera jamais de pire que lui : Alex et Thomas sont finalement réunis en un seul personnage.

Paris, ville miroir

Impossible d’évoquer la trilogie des Alex sans parler de Paris, tant la ville en est un personnage à part entière. Mais le Paris des Alex n’est pas celui des grands boulevards : celui de Boy Meets Girl s’incarne dans un studio exigu et Alex semble mal à l’aise lors des soirées bobo organisées par Helen. Dans Mauvais Sang, les personnages s’entassent dans un minuscule magasin-laboratoire où chaque pièce semble collée à la suivante ; la rue, l’hôtel où Anna passe la nuit : rien n’évoque le prestige.

Les Amants du Pont-Neuf est encore plus parlant à ce sujet : le Paris du film est celui des couloirs du métro, des quartiers populaires, des bruits de ville constants. Le Pont-Neuf ‒ habituel emblème du romantisme parisien ‒ est en travaux : comme les protagonistes, il est en piteux état, abandonné de tous. Et comme eux, personne ne semble vraiment l’aider : aucun travailleur ne sera jamais aperçu de tout le film et le pont semble à l’abandon. C’est peut-être aussi pour cela qu’Alex est obsédé par ce lieu : il se reconnaît en lui et ne peut envisager de vivre ailleurs, il faudra l’en déloger de force. Lorsque les travaux sont finis et que le pont a retrouvé toute sa vigueur, Alex envisage alors une vie loin de lui, loin de Paris.

Le désir de s’éloigner plane en tout cas dans chaque film. À la fin de Boy Meets Girl, Alex s’engage dans l’armée et se retrouve en gare, prêt à quitter la capitale et les tristes souvenirs qui y résident… avant de rebrousser chemin. Dans les premières minutes de Mauvais Sang, Alex et Lise sont nus et enlacés dans la forêt ; mais très vite, ils foncent à moto, replongent dans les entrailles de la ville. Dans Les Amants du Pont-Neuf, Alex et Michèle se rendent à la plage. Là aussi, ils ont une nuit d’amour et terminent encore nus et enlacés. Mais le lendemain, Alex formule l’envie de rentrer et ne souhaite pas profiter de l’océan, qu’il n’a pourtant jamais vu. Le rural semble avoir valeur d’exotisme aphrodisiaque pour les personnages de Carax, qui, le reste du temps, ne s’écartent jamais de la capitale, de ses immeubles et de son métro.

Il faut aussi parler des moyens de transport : train dans Boy Meets Girl, avion dans Mauvais Sang et bateau dans Les Amants, tant de promesses d’ailleurs. Mais seul ce dernier sera investi par les personnages. Les départs sont toujours de brèves parenthèses sensuelles (ou même de simples évocations dans Boy Meets Girl). Les personnages retrouvent toujours Paris et semblent y être irrémédiablement attirés. Toujours sans parenté, ils sont les enfants de la capitale, et comme des enfants, ils reviennent constamment à leur mère.

Souvent pour le pire : si l’Alex de Boy Meets Girl revient, c’est pour assister (et involontairement participer) à la fin tragique de sa bien-aimée. Celui de Mauvais Sang trouvera la mort en tentant justement de quitter la ville en avion. Et enfin, l’obsession d’Alex pour le Pont-Neuf l’amènera à commettre diverses exactions dans Les Amants. Paris est donc un lieu de drame chez Carax, ce qui est symbolisé par un fleuve ayant autant valeur purificatrice (comme vu dans la première partie de cette analyse) que punitive : Thomas y est poussé (Boy Meets Girl) ; Hans s’y noie ; l’argent d’Alex et Michèle y disparaît (Les Amants). Le geste d’Alex qui se jette dans la Seine avec Michèle à la fin des Amants peut être interprété comme la volonté de ramener sa complice dans les entrailles de la ville, dans le lieu qui représente le mieux son caractère anarchique, déstructuré et sale, maintenant que le Pont-Neuf est réparé. À partir de là, on peut soit interpréter la suite du film comme une dernière plongée aux enfers avant la rédemption, soit comme une régression.

Mais Paris abrite aussi leurs moments les plus lumineux. En témoigne le plan de la ville que l’Alex de Boy Meets Girl a décalqué sur le mur de sa chambre, puis notifié chaque lieu marquant de sa relation avec Florence – l’un des gestes les plus poétiques de la filmographie de Carax, qui témoigne de la place que prend la Ville Lumière dans ses œuvres. Paris est bien plus qu’une arène, c’est un lieu qui ressemble à ses personnages, qui les nourrit autant qu’ils la nourrissent. Visuellement, Carax la filme différemment à chaque opus : un noir et blanc somptueux pour Boy Meets Girl, qui confère à la ville un caractère purement cinématographique ; un Paris de studio quasi-expressionniste où la chaleur et les rues exiguës sont le reflet mental des personnages dans Mauvais Sang ; enfin, un naturalisme âpre dans Les Amants du Pont-Neuf1. Carax, lui-même Parisien, modèle cette ville sous toutes les formes possibles, lui donne autant d’expressions qu’elle a de visages. Et comme pour ses Alex, il en dresse un portrait sans concession : aussi beau que cruel.

L’après : d’Alex à Oscar

Les protagonistes des films suivants de Carax ne sont plus des Alex, mais peuvent néanmoins entrer en résonance avec lui, comme le Henry McHenry (Adam Driver) d’Annette le fait avec l’Alex des Amants. Avec Henry, Carax pousse plus loin la thématique du mal-être menant à la toxicité. Comme avec Pierre (Guillaume Depardieu dans Pola X), qui est un pont parfait entre l’Alex des Amants – en perdition totale, inadapté – et le personnage futur de Merde dans la dernière partie du récit – complètement asocial, presque animal. Il est une sorte d’Alex dont la dégénérescence croissante est encore plus poussée ; cette fois, exit le romantisme et le poétique : Pierre, à l’image du film tout entier, est un Alex plus cru et encore moins moral.

« Merde » (2007)

Parlons de Merde, justement : le personnage est, comme les Alex, interprété par Denis Lavant, qui reste indissociable du cinéma de Carax. À défaut d’être un double du cinéaste, il permet à Lavant d’incarner le miroir sombre de toute une société, le retour du refoulé des désirs les plus enfouis. Avec lui, Carax continue de traiter des inadaptés sociaux à travers un personnage de farce complètement dégénéré et amoral. Il apparaît ainsi dans trois autres productions du cinéaste : le court métrage Merde, qui lui est dédié, brièvement dans C’est pas moi, ainsi que dans un segment de Holy Motors. Merde serait-il le nouvel Alex ?

Dans Holy Motors, Lavant incarne surtout « Monsieur Oscar » : un prénom qui, avec Alex, compose l’anagramme du pseudo « Leos Carax ». Oscar n’est plus Alex, mais il garde quelque chose de Carax. Le cinéaste parle d’ailleurs davantage de lui en tant qu’artiste : Alex, c’est lui (son vrai prénom), mais Oscar est son double créatif. À travers ce personnage, il se présente en artiste total, qui sacrifie tout son être pour l’art et la pulsion de vie que cela lui procure. Il se livre même au point de ne plus être que cela. Une thématique déjà présente à travers le personnage de Michèle dans Les Amants, comme dit auparavant, qui renforce encore l’identification de Carax au personnage de Binoche. Oscar dit aussi quelque chose de l’évolution de Carax : là où Alex est son double de jeunesse passionné, impulsif, mélancolique, autodestructeur et donc profondément sensible, Oscar est un artiste détaché qui n’a plus de personnalité propre, plus d’émotions en tant que telles, bien qu’il les interprète. N’étant plus le jeune homme qu’il fut, Carax ne peut plus se représenter en Alex, et semble désormais vouloir se dépeindre à travers ce statut de créateur. C’est limpide dans les premières minutes de Holy Motors et d’Annette, où il se représente lui-même devant la caméra. Dans les deux cas, il est le maestro, l’artiste.

Sensoriel

Il est intéressant de voir chaque film de la trilogie au regard de la place qu’il y occupe. Boy Meets Girl porte la fougue du premier long métrage : modeste en moyens, dense en obsessions. Il demeure une formidable introduction au reste de la trilogie, et plus largement à la filmographie de Carax. Mauvais Sang est parfait dans son positionnement de film du milieu : Carax y affirme un style visuel débridé au service d’un récit parfois (volontairement) confus mais galvanisant. Enfin, Les Amants du Pont-Neuf est l’aboutissement du style Carax, porté par des performances monumentales. Pour autant, il naît de la maturation des deux précédents, en est à la fois une suite logique et une introduction à ce qui suivra.

Avec cette trilogie, Leos Carax pose les fondations d’un cinéma viscéral, romantique, tragique, traversé par l’obsession de la passion. Il y dissèque ses vertiges, ses doutes, ses élans et ses excès, dans un geste absolu. Si ses personnages trébuchent, se consument, s’égarent dans l’amour, ils laissent en nous, comme Paris, une empreinte indélébile. Ce n’est pas un cinéma qui lui ressemble, mais qui « est » lui : il modèle les structures et les images pour en faire des reflets mentaux, des objets purement sensoriels. Nous rappelant, en cela, que si les concepts et les théories peuvent vieillir, les émotions sont immortelles.

Même rédacteur·ice :

Boy Meets Girl, Mauvais Sang, Les Amants du Pont-Neuf

Réalisé par Leos Carax
Avec Denis LavantJuliette Binoche, Mireille Perrier
France, 1984, 1986, 1991
104 minutes (Boy Meets Girl), 116 minutes (Mauvais Sang), 125 minutes (Les Amants du Pont-Neuf)

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