Prix Goncourt 2020, L’Anomalie charme la critique et le public. Vendu à plus d’un million d’exemplaires, il sort alors en poche le 2 juin 2022. Le Tellier, auteur et président de l’OuLiPo, surprend par son succès fulgurant avec ce nouveau roman au dispositif ludique.
Hervé Le Tellier nous emmène sur les traces de nombreux personnages dans un ballet envoûtant de vies très différentes, passant de l’incroyable au banal. Alors que notre lecture s’ouvre sur l’histoire d’un homme mystérieux, un tueur vivant à mille à l’heure et parcourant le monde, le deuxième chapitre s’attarde sur un auteur raté, n’ayant rien écrit de particulièrement pertinent à part quelques traductions d’auteurs de génie. Ainsi baladé entre ces hommes et ces femmes, une chose saute immédiatement aux yeux : le manque de lien. En effet, ces différents protagonistes ne nous racontent que des parcelles de vie semblant n’avoir aucun lien entre elles, pouvant frustrer légèrement le lecteur. Pourtant, dans mon cas, j’ai été heureuse de me prendre au jeu tissé par Le Tellier. L’auteur choisit de nous mener en bateau, ou plutôt de nous faire prendre l’avion dans toutes les directions, avant peut-être de nous en offrir une plus précise : ainsi soit-il !
Alors que les chapitres défilent, un bel indice s’offre enfin à nous : les individus ayant pris l’avion ont été dédoublés, tout comme l’avion qui a atterri deux fois au même endroit mais à des moments différents. Le récit prend alors la direction d’une œuvre de science-fiction, prête à nous retourner le cerveau en tous sens. Rien d’autre pourtant ne pourra guider notre réflexion et, dans l’attente d’une révélation, je me surprends à nouer des liens tels que j’aurais pu le faire face à une enquête.
Car c’est peut-être là l’originalité de L’Anomalie . Certes, la participation de l’auteur au groupe de l’OuLiPo en fait déjà un Goncourt hors du commun. En choisissant comme contrainte de dédoubler ses personnages, l’auteur met en place un dispositif ludique qui amusera le lecteur. Mais aussi, sans nous offrir, au premier abord, une véritable investigation, il nous pousse à nous triturer le cerveau et à vouloir comprendre, et ce malgré l’absence évidente d’informations données. Ainsi, il trafique et moque de nombreux genres comme le roman noir, mais aussi des séries ou des films trop souvent prévisibles et répétés. La force du livre réside également dans la plume de l’auteur. En effet, celui parvient sans peine à nous tenir en haleine, à nous donner envie de continuer la lecture sans pour autant en faire de trop. Sa poésie réside dans sa simplicité, ses mots choisis avec soin sonnent juste et ne dénotent pas des histoires parfois banales de ses héros du quotidien. Dans sa maîtrise de la langue, il envoûte le lecteur qui se retrouve pris dans la narration et tourne les pages à toute vitesse.
Pourtant, face à un livre promettant une grande originalité, je ne peux m’empêcher d’être déçue par une banalité trop importante. En effet, même si le dispositif ludique mis en place charmera le lecteur au départ, celui-ci ne pourra qu’apercevoir ensuite la triste vérité : si l’histoire contient une anomalie, la langue, elle, n’en révèle aucune. Les quelques réflexions philosophiques qui accompagnent la lecture et tentent de dénouer l’histoire, agrémentées d’éléments de vie courante comme la présence de Macron ou encore de Donald Trump, ne parviennent pourtant pas à camoufler un dénouement lent et parfois ennuyeux. Alors que le début du roman, avec la rencontre des protagonistes, alpague le lecteur curieux tentant de tout saisir, la fameuse révélation, qui arrive de manière plate, n’offre pas le retournement de cerveau attendu dans ce genre de récit. Si la comparaison avec la science-fiction a pu être faite, il faut avouer que celle-ci dessert le roman, alors une bien mauvaise épreuve du genre. Certes, nous pourrions voir aussi une marque d’originalité à travers cette surprenante lenteur qui délite le récit et le dirige vers sa fin avec un decrescendo ramollissant.
Le rythme tient pour sa part surtout aux différents personnages qui apparaissent l’un après l’autre, au fil des chapitres. Nombreux, il n’est pas surprenant que certains nous touchent plus que d’autres, nous rappelant peut-être nos propres histoires de vie. Chacun révèle une personnalité propre, une âme tenant aussi de la plume de l’auteur qui semble prendre des accents différents en s’attaquant à chaque personnalité. Malgré tout, il n’est pas impossible de se perdre parmi ces multiples noms et toutes ces vies qui s’entrecroisent. L’erreur du lecteur serait d’être trop peu attentif au début du récit, au risque de s’y perdre sur la fin.
Le Tellier nous prouve ici qu’une critique parfois trop positive peut alors desservir l’ouvrage. Trop souvent vanté, mis en avant comme oulipien et original, j’ai été légèrement surprise de ne trouver « que » cela dans cette histoire. Du point de vue de l’écriture tout d’abord, même si celle-ci est en effet très agréable, elle n’en reste pas moins assez commune sans que cela ne soit péjoratif. Nous ne sommes peut-être pas face à une révolution de l’écriture, comme on l’aurait souhaité de la part de l’OuLiPo, mais plutôt dans un roman intéressant, bien écrit et palpitant, présentant certainement de nouvelles choses qu’il convient de creuser. On regrettera pourtant un style trop propre, se contentant d’une révélation finale lisse et d’une langue commune qui plaira à un large public mais ne suffira pas à ouvrir le potentiel de la littérature.
Il convient de s’ouvrir à L’Anomalie avec curiosité et soif de découvrir une plume envoûtante. Emmené à travers la vie de différents personnages, le lecteur trouvera sans doute un point d’ancrage et une volonté soudaine le poussant à tourner les pages.