Le chant de la rivière
S'écrire dans l'épaisseur de nos histoires
Entre mémoire et transmission, Le chant de la rivière de Wendy Delorme sonne comme une ode à l'invisible qui coule dans nos veines et nos forêts, comme une ode aux présences et aux récits dont les murmures font trembler la surface de la peau et celle de la nuit.
Avec ce troisième roman publié aux éditions Cambourakis dans la très riche collection Sorcières, l'autrice et militante féministe Wendy Delorme poursuit son exploration de nos histoires entrelacées. Au travers des voix de la femme et de la rivière, elle nous conte le récit de deux histoires d'amour et de relation queer vécues à des époques différentes, mises en parallèle l'une de l'autre, nous donnant à lire et à vivre à la fois tout ce qui les différencie et qui pourtant les rassemble.
Il y d'abord celle de Maria ‒ la femme ‒ partie s'isoler à la montagne pour finir l'écriture d'un roman loin de la ville où elle habite, trouvant dans la maison de famille de son amoureuX un refuge de solitude et de forêt pour laisser advenir les mots qui manquent. Un refuge pour attendre que l'écriture se fasse, pour attendre que le sang ne vienne pas, que son ventre grossisse, pour avoir la certitude qu'iels seront bientôt plusieurs. En attendant les mots et les signes, Maria écrit à l'amoureuX et lui raconte ce qui lui arrive dans cet ici et maintenant de la maison, de la montagne.
« J'ai d'abord ouvert toutes les fenêtres, pour aérer. La vue depuis la petite salle de bains à l'étage est la plus ravissante. J'y aperçois la forêt qui, au nord-est, monte vers les alpages, et l'entrée du sentier qui plonge parmi les arbres. Il doit y avoir un cours d'eau non loin, sous les branchages, on perçoit un bruit de torrent. Ce matin, je suis partie à sa recherche. »
Et puis il y a celle de Clara et Meni, enfants et adolescentes de cette montagne, ayant grandi à cet endroit. Leurs voix ne résonnent pas directement au travers des pages, c'est au travers du chant de la rivière qui coule dans cette forêt, aux abords de cette maison, que le récit de leur enfance reliée nous est transmis. Leurs existences s'insèrent dans la mémoire des lieux, celle des eaux et des rivages où elles piquent et repiquent année après année la menthe sauvage. La rivière porte le souvenir de cette terre et la voix de ces enfances liées l'une à l'autre. Dans l'alliance de cette eau qui s'écoule et de ce paysage qui se maintient à travers le temps, se dessine les contours d'une continuité, quelque chose de l'ordre d'une trame commune où raconter ces histoires de vie et d'amour séparées par un siècle d'histoire.
« Je suis l'eau qui charrie les larmes de Clara. La vapeur du souvenir au carreau de fenêtre lorsque tombe la nuit. Je suis les flocons de neige se posant sur leurs langues tirées haut vers le ciel, dans l'hiver cristallin. Je suis le ruisselet où elles marchaient pieds nus lorsque venait l'été. Je suis l'humidité entre leurs cuisses mêlées et au bout de leurs doigts, je suis le torrent de leurs âmes liquides, et la salive des mots qu'elles chuchotaient tout bas. Je suis la nuée, l'onde après le tonnerre qui noie toute la vallée sous un fracas d'éclairs, je suis leur joie grondante, je suis leur colère. Il faut bien qu'on m'entende, j'ai une histoire à dire, seul le vent me répond. Le vent à retenu le souvenir de Meni. »
Entre 1920 et 2023 mais aussi au fil de ces pages, se tissent des histoires qui, tout en se disant, nous demandent d'apprendre à écouter ce que la langue des mots ne permet pas toujours de dire. Le geste traverse l'œuvre de Wendy Delorme, celui d'écrire sur l'écriture tout en débordant ce que l'acte en tant que tel peut bien vouloir dire, débordant du même coup ce que lire, ou prêter attention, ou entendre peuvent bien signifier. Car il y a des voix que l'on n’entend pas directement et qui pourtant, demandent bel et bien à être entendues.
« Je suis liquide, je suis mélodie. On m'a presque oubliée. Mais j'étais autrefois puissante et indomptée. Je pouvais emporter, grondante, sur mon passage, tout ce qui s'approchait de moi un peu trop près, et coucher dans mon lit et rouler dans mes pierres, tirer vers les abysses des plaines en contrebas les âmes inconscient s'aventurant sans gué dans mes flots bouillonnants. C'était il y a longtemps. »
Si l'écriture se déploie ici comme un courant, ce sont les vies qu'elle contient qui importent. Ce qui s'écrit s'inscrit, reste, transforme, et de cela nous héritons. Continuant un geste déjà présent dans Viendra le temps du feu (2021), l'autrice poursuit son exploration de ce qui fait mémoire, en liant à cet endroit mémoires humaines et non-humaines. Se mettre à l'écoute des histoires qui nous manquent revient à embrasser dans un même mouvement des corps et des paysages, des vies et des manières de les habiter, d'interroger les manières de raconter différemment ce qui nous relie. Au rythme d'un battement de cœur, d'une écriture qui se déploie en alexandrin, le style wendyesque, selon la belle formule de Alex Lachkar, nous invite ainsi à écouter ce qui rend nos histoires vivantes, vibratiles.
« La maison s'anime la nuit d'une vie qui lui est propre. C'est impressionnant. Ça se passe dans les murs. Ça ruisselle, ça clapote. Je la sens habitée par une présence liquide. Je ne trouve pas le sommeil. Je n'ai pas vraiment peur, j'écoute le vent dehors qui murmure calmement. »
La voix de La femme prend la forme épistolaire d'une lettre d'amour à l'amoureuX : s'y raconte le rapport à l'écriture, à la solitude, à la filiation, à la transmission. Ce qui s'écrit, c'est l'observation de ce qui l'entoure, les transformations silencieuses qu'elle espère voir se jouer, l'écoute des signes de son corps qui permettraient de savoir si quelque chose a commencé à grandir dans l'obscurité de son ventre. Chaque élément de ce paysage, autant matériel qu'immatériel, devient la source d'une histoire possible. L'écoute d'un corps qui change noue dans un même nœud d'interrogation la question de la transmission et celle de l'héritage en abordant la rupture familiale vécue par son amoureuX, parce que trans. Ce qui anime l'écriture de Maria, c'est la matérialité affective de son paysage.
« J'entends, mêlé au vent, le bruit de ce torrent que je ne parviens pas à localiser. j'ai marché dans la forêt plusieurs fois depuis mon arrivée, en pensant le trouver. Mais sitôt que je m'approche du son des flots que j'entends s'écouler, sitôt que je pense avoir localisé son origine, sitôt le bruit s'éloigne. Si c'est une rivière, je ne sais où elle coule, ni où elle prend sa source. Et le son se déplace dès que je m'en rapproche. C'est à n'y rien comprendre. »
Comme d'autres avant elle, comme elle avec elles, il est question pour les personnages de Wendy Delorme comme pour ceux de Hannah Kent, de Madlen Roy ou encore de Marcia Burnier, pour n'en citer que quelques-unes, de trouver un refuge. L'écriture est aussi ce qui fait refuge, ce qui permet de résister à l'oubli, en témoignent les lettres que Clara et Meni s'adressent et qui traversent les saisons jusqu'à être trouvées par la femme.
« Et si nous n'étions pas nées sur cette montagne, n'avions pas grandi sur ce versant-là, auprès de cette rivière, que celle-ci n'avait pas la mémoire de nos voix ? Et si nous n'étions pas nées pour nous aimer, dans le secret des arbres qui chantent notre histoire, lorsque bruisse le vent qui porte nos secrets ? Toujours, je pense à toi. »
La rivière coule au présent, déploie son récit au présent et nous rappelle par là que l'amour impossible de Clara et Meni dans ces temps anciens ne peut pas se conjuguer si facilement au passé. Wendy Delorme le dit elle-même, au moment où elle écrit ce livre, de l'autre côté des Alpes, en Italie, passait une loi réfutant le statut de parents aux familles construites selon les codes de l'amour plutôt que ceux de la biologie. À l'heure où j'écris ces mots, des personnes continuent de manifester contre l'existence de vies et d'amours qui ne sont pas les leurs. Au milieu de tout ça, il y a les mots de Wendy Delorme et le chant de la rivière. Pour rappeler qu'au creux de la nuit, il y a écrire et témoigner. Écrire en écoutant les signes, les indices, en prêtant attention et en donnant voix aux existences minorisées. Il y a écrire et témoigner, de ce qui a changé, de ce qui n'a pas changé ‒ le rejet, le refus, le silence imposé. Il y a donc obligation à se rappeler, à ne pas oublier.
« L'eau a une mémoire. Les humains qui l'oublient et qui m'ont entravée, m'ont laissée m'engorger et m'ont canalisée ont, eux, la mémoire courte. Mais l'eau, même dans leur corps, conserve les souvenirs, l'empreinte du passé. »
Hériter et transmettre, avec l'écriture comme lieu du lien, comme espace de convergences pour jouer et rejouer sans cesse la manière dont pourrait s'articuler ces deux gestes. Hériter et transmettre, raconter.