Immensità de Victoire de Changy
La vie après la ville
Un beau matin, Mauve se retrouve coincée sous les décombres de l’académie de musique de sa ville, réduite en poussière par un séisme puissant. Après le choc de l’effondrement viennent les questions liées à la reconstruction : doit-on vraiment tout faire comme avant ? Peut-on seulement vivre comme avant ?
Immensitá est le nouvel ouvrage de l’écrivaine et poétesse bruxelloise Victoire de Changy, paru en mars 2024 aux éditions Cambourakis. Le titre du livre est tiré de la chanson Immensitá (2019) d’Andrea Laszlo de Simone, auteur-compositeur-interprète italien, cité en préambule de la deuxième partie du livre : « da domani inizierà una nuova immensità » (« Demain va commencer une nouvelle immensité »).
Immensità, c’est aussi et avant tout la ville dans laquelle vit Mauve, jeune fille de dix-sept ans. Un jour, alors qu’elle est en plein cours de trompette à l’académie, Mauve ressent des secousses de plus en plus fortes et voit les murs de la salle de classe se fissurer. Par un séisme d’une magnitude supérieure à 9, Immensità est réduite en poussière. Sous les gravats, l’adolescente est blessée aux jambes, mais vivante. Commence alors un long chemin de reconstruction pour la jeune fille, raconté par un narrateur extradiégétique qui fait régulièrement des liens entre les pensées de Mauve et son histoire familiale et personnelle ou entre le comportement des rescapés et le fonctionnement de la ville. Les dialogues sont presque absents du texte, mais ceux qui s’y trouvent sont relatés de manière passive :
“Elle répétait : écoutez bien Mauve, vous n’entendez rien, rien du tout ? Toujours Mauve répondait : maman, je vous entends vous.”
Ainsi, au fil du rétablissement de Mauve, l’autrice (re)dresse le portrait de la famille de la jeune fille et de la ville utopique. Rapidement, Mauve fait la connaissance de Pons, un jeune marin, et de Léonore, une infirmière du dispensaire, grâce à qui elle retrouve un sens à sa vie.
L’histoire se découpe en chapitres de tailles variables, parfois faits juste de quelques phrases. Victoire de Changy étant poétesse, une véritable attention est portée sur la sonorité des mots, sur les figures de style (entre autres des anaphores) et sur la construction des phrases. De plus, un aspect léger et aérien se dégage du chapitrage, qui ne contient ni titres ni chiffres. C’est donc avec une douceur certaine que l’autrice décrit une catastrophe. Les premières pages m’ont presque donné mal au ventre avant que l’histoire ne se tisse et remette de la vie dans les miettes de ville.
“Mauve est ensevelie sous les pierres jusqu’aux cheveux. Il y a de la poussière dans ses yeux et pour l’ôter elle cligne très vite des paupières, façon papillon, parce qu’elle sent bien qu’elle ne peut pas se les frotter en actionnant ses poings [...] Elle tente bien quelques mouvements supplémentaires, en vain. Mauve respire. Elle le formule intérieurement : je respire. Ça la rassure.”
Immensità fonctionne grâce à des règles relativement strictes : pas de possibilité d’y emménager avant qu’une habitation ne se libère et pas d’espace extérieur privé ; à leur place et au milieu de tout, le Jardin. Un lieu extrêmement préservé et presque divinisé par les habitants de la ville, dans lequel beaucoup de musiciens viennent s’entraîner. « Le verbe jardiner, à Immensità, avait un autre sens qu’ailleurs. Par jardiner, on entendait la sensation d’être à la juste place, au moment exact, absolument présent. » Ainsi, le Jardin sert de lieu de connexion à soi et aux autres, à la nature et à la vie.
Immensità, en tant que ville, est utopique : la nature est placée au centre de la vie, elle est inévitable, elle s’impose même, comme dans son hôpital :
« Il arrivait que des oiseaux traversent les chambres et, pour celles du rez-de-chaussée, même si c’était plus rare, parfois des chats ou des renards. Toujours, on laissait faire, on ne les mettait pas dehors, on veillait juste, pour des questions d’hygiène, à ce qu’aucun ne s’y installe trop longuement. »
Les habitants semblent vivre en harmonie avec la nature, à son rythme et dans un respect le plus total de son caractère sacré. Ils restent aussi soumis aux lois de la ville, sans jamais les contester ni faire preuve d’individualité, un privilège qui se mérite. Par exemple, Ana, la mère de Mauve, a le droit de jouer du piano dans une bulle en verre au cœur du jardin, seule donc, parce qu’elle est l’une des meilleures pianistes de la cité.
Mais Immensità s’effondre, car les lois de la nature dépassent celles des humains. Dans ce court roman, l’effondrement se vit sur plusieurs mois et mène les habitants de la cité à se poser des questions essentielles : rester seul ou nouer des liens avec les survivants ? Revenir ou partir ? Reconstruire à l’identique ou tout chambouler ?
Cependant, plus que la nature, c’est la musique qui se dévoile comme pièce maîtresse de cette toute nouvelle utopie : c’est en chantant que Mauve, dès les premières pages, comprend qu’elle n’est pas la seule rescapée du tremblement de terre ; c’est à travers la musique que ses parents se sont rencontrés ; et c’est sous une académie de musique et de danse que Mauve se retrouve ensevelie. La musique, à travers la voix de Mauve, sort alors littéralement de terre et aide la protagoniste à retrouver son humanité. Le son est une matière organique puissante et plus forte que la terre. Dans Immensitá, il était là avant toute chose et demeurera après toute chose, tout comme la chanson d’Andrea Laszlo de Simone a pu être là avant l’écriture.
Immensità est une petite pépite douce-amère, l’histoire du choc d’un effondrement, qui, à travers le récit poétique en prose d’une histoire à la fois douloureuse et porteuse d’espoir, pousse le lecteur à ne pas rester fermé dans ce qu’il connaît, mais à questionner ses habitudes et à se réinventer constamment.