critique &
création culturelle
Rigoletto
Ce triste sire

Coproduction entre les maisons d’opéra de Liège, Palerme, Turin et Shaanxi (Chine), le Rigoletto mis en scène par John Turturro proposé ce printemps à l’ORW présente les émotions et les valeurs de l’œuvre de Verdi, sans trop de fioritures.

Méfiez-vous des titres trompeurs : Rigoletto de Giuseppe Verdi n’a rien de drôle, et c’est même l’une des histoires les plus terribles jouées sur les scènes d’opéra.

Rigoletto est le bouffon du duc de Mantoue, à une époque floue du XVIIe siècle. Bossu et méchant, il passe son temps à railler les amis de son maître et à rire de l’infortune des pères qui retrouvent leurs filles en pleurs après que le duc les ait séduites et « déshonorées », comme ils disent. Sauf qu’un soir, Rigoletto s’en prend au comte de Monterone, qui décide tout simplement de le maudire suite à cet affront. Le bouffon s’en moque et rentre chez lui retrouver son unique fille Gilda, gardée jalousement à l’abri des courtisans qu’il hait tant (et qui le lui rendent bien). Or Gilda se rend secrètement à l’église le dimanche, et y rencontre un bel étudiant dont elle tombe éperdument amoureuse. Vous voyez venir le problème ? L’étudiant, c’est le duc, qui lui a sorti les violons et les grandes tirades dégoulinantes de romantisme pour se glisser dans le lit de la jeune femme.

© J. Berger

Pendant ce temps-là, Rigoletto se fait piéger par les courtisans qui ont décidé d’enlever Gilda, qu’ils croient être la maîtresse du bouffon. Le père désespéré se rend chez le duc et comprend que celui-ci s’est joué de Gilda. Après l’avoir retrouvée et lui avoir prouvé que le duc ne l’aimait pas, il décide de louer les services d’un tueur à gages, Sparafucile, qui passait par-là, pour faire tuer le duc et ainsi venger sa fille. C’était sans compter sur la malédiction de Monterone : Maddalena, la sœur et complice du tueur, trouve qu’il serait dommage d’assassiner un si beau garçon… Gilda, déguisée en mendiant pour fuir la ville, a tout entendu. La jeune femme, toujours aussi amoureuse, décide de sacrifier sa vie à la place de celle du duc. Plus tard dans la nuit, Rigoletto récupère le sac contenant ce qu’il croit être le cadavre de son ennemi. Alors qu’il se prépare à le jeter dans le fleuve, il se rend compte du subterfuge grâce au fantôme de Gilda venu lui exposer la terrible vérité. Horrifié, Rigoletto repense à la malédiction et hurle son désespoir. Décidément pas très drôle, ce Rigoletto , vraiment.

Inspiré de la pièce Le roi s’amuse de Victor Hugo (1832), l’opéra est basé sur un livret de Francesco Maria Piave et est créé le 11 mars 1851 à Venise. C’est d’ailleurs la maison d’opéra de la ville, La Fenice, qui l’avait commandé suite au succès des précédentes œuvres de Verdi . Le compositeur et le librettiste ont cependant dû jongler avec la censure qui avait déjà interdit la pièce en France, puisqu’elle met en scène un roi malhonnête en plein pendant la période de la Monarchie de Juillet. À Venise, la critique acclame cet opéra au style moderne.

En effet, bien que l’aspect dramaturgique de la composition suive le triptyque vocal traditionnel du « ténor qui séduit la soprane malgré les protestations du baryton », Verdi prend ses distances avec la structure très carrée des récitatifs (servant à faire avancer l’histoire) et des airs (où les chanteurs insistent sur certaines émotions et prouvent leur talent) : entre autres, il arrive plusieurs fois que les chanteurs se répondent dans les duos. Le rendu est donc fluide et on ne voit pas passer les deux heures de représentation. Verdi joue aussi des codes de l’opéra pour donner une apparence « datée » à certains personnages, comme le duc et les courtisans.

© J. Berger

Rigoletto est connu pour être une « usine à tubes », mais deux airs en particulier se démarquent : « La donna è mobile » et « Un dì, se ben rammentomi… Bella figlia dell’amore ». « La donna è mobile » est le cynique air du duc de Mantoue, dans lequel il clame que les femmes sont volages. S’il dévoile la personnalité du duc, il sera aussi l’ultime et cruel rebondissement du récit à la fin du troisième acte. Traditionnellement parlant, le rôle du ténor est plutôt charmant et romantique. Dans Rigoletto , le duc est certes fougueux et passionné, mais pour des raisons peu nobles. Le duc n’aime pas véritablement Gilda, il veut uniquement profiter d’elle comme de toutes les autres femmes qui croisent son chemin. Étrange donc que « La donna è mobile » ait été repris dans les publicités pour les pizzas Ristorante , malgré la justification proposée par une entreprise publicitaire : « Pizza = Italie. Et donc nous avons ajouté un peu d’opéra italien à la nouvelle publicité Dr. Oetker Ristorante […]. Écoutez le goût du charme romantique ! ». Les déodorants Axe ont mieux compris l’idée en détournant le message de l’air à leur avantage dans une de leurs publicités 1 : il y a plus de sens pour une marque qui se positionne comme étant l’argument ultime pour les séducteurs à rire des comportements des femmes sur l’air de Verdi - bien que ce sexisme assumé soit désuet, voire franchement pathétique. Quant au quatuor « Bella figlia dell’amore », dans le plus pur style romantique, il démontre la virtuosité des chanteurs et du compositeur : deux duos (le duc/Maddalena et Rigoletto/Gilda) se croisent et s’entremêlent, faisant ressortir tour à tour les différents sentiments des personnages. Les émotions sont d’ailleurs très fortes dans cet opéra, particulièrement la tristesse, contrastant encore plus avec le titre de l’œuvre.

La mise en scène de cette production est signée John Turturro, acteur et réalisateur italo-américain . Turturro est d’origine italienne et a grandi entouré de musiques diverses et variées. Écouter des airs d’opéra était une pratique très commune dans sa famille, comme il l’explique au journal Le Soir . Mettre un pied dans le monde de l’art lyrique était donc assez naturel pour l’acteur : « Lorsqu’on m’a contacté pour faire cette mise en scène de Rigoletto , je travaillais sur un scénario inspiré de la chanteuse d’opéra noire Leontyne Price. Et la musique de Verdi faisait partie de ce scénario. Je me suis donc dit que ce serait quelque chose d’intéressant à explorer pour moi. À chaque fois qu’on vous donne la chance d’apprendre quelque chose de nouveau, il faut simplement y aller. Il y a beaucoup de choses à apprendre lorsque vous abordez un nouveau genre. » Contrairement à beaucoup de productions récentes, Turturro n’a pas voulu placer Rigoletto dans un cadre moderne pour redonner un souffle à l’œuvre ; il se base simplement sur les émotions et les valeurs des personnages. Comme nous en informe le dossier de presse, il privilégie « les détails humains, la vie intime des protagonistes et les profondeurs du drame », comme par exemple quand Gilda termine son air et se met à sangloter, ce qui n’est pas étonnant pour un réalisateur de films. Cela permet de mettre en exergue toute une palette de sentiments, comme dans l’air Cortigiani, vil razza dannata où Rigoletto cherche Gilda dans le palais. C’est aussi probablement pour cette raison que cet opéra m’a plus fortement touchée que d’autres productions voulant entourer certaines œuvres lyriques de trop de fioritures en les transposant dans d’autres époques ou contextes. Je n’ai personnellement pas trop aimé le manque de dynamisme et de déplacement des artistes (notons qu’il n’est pas toujours évident de chanter en courant et en sautant de tous côtés), et j’avais du mal à distinguer les personnages de la cour à cause des costumes assez simples et similaires. Par contre, les décors de Francesco Frigeri sont très travaillés et habillent joliment le plateau sans en faire trop, malgré des lumières un peu fades. Les chanteurs présents lors de la représentation à laquelle j’ai assistée ont donc véritablement porté l’œuvre : le baryton mongol Amartuvshin Enkhbat (Rigoletto) était absolument fabuleux, avec une puissance vocale qui n’avait rien de forcée, et la soprane albanaise Enkeleda Kamani a proposé une Gilda très juste dans l’expression de ses sentiments. Ivan Ayon Rivas, ténor péruvien, était par conséquent quelque peu effacé, mais l’interprétation générale de l’œuvre était d’une très grande qualité musicale, comme toujours à l’ORW.

Même rédacteur·ice :

Rigoletto

Direction musicale : Daniel Oren
Mise en scène : John Turturro
Avec Amartuvshin Enkhbat, Ivan Ayon Rivas, Enkeleda Kamani, Ruben Amoretti, Sarah Laulan, Patrick Bolleire
Décors : Francesco Frigeri

Vu à l ’Opéra Royal de Wallonie-Liège le 11 mars 2022