Thriller en huis clos dans une villa luxueuse, Le Monde après nous de Rumaan Alam est indubitablement un livre à la quatrième de couverture accrocheuse. Ce troisième roman de l'auteur américain, best-seller récompensé par la critique, croise des thématiques sociales et écologiques sur fond apocalyptique.
Une famille de la classe moyenne blanche américaine, Clay, Amanda et leurs enfants de 13 et 16 ans, prend des vacances à Long Island dans une charmante résidence secondaire qu’ils louent le temps de leur villégiature. « Entrez dans notre splendide maison et laissez le monde derrière vous » — à défaut d'être subtil, l'incipit donne le ton. Les premières 24 heures de la famille dans la villa sentent bon les libertés légèrement décadentes qu’on ne s’accorde que dans des circonstances exceptionnelles. Mais après une journée de plaisirs oisifs, font irruption, au milieu de la nuit, G.H. et Ruth Washington, couple d’Afro-Américains plus âgés et manifestement riches propriétaires de la villa. Ceux-ci déclarent avoir quitté New-York en catastrophe à cause d’un black out ayant plongé la ville dans le chaos, pour venir se réfugier dans leur maison de campagne.
« Dehors, c’est le chaos. »
Le début de ce roman semble tout droit tiré d’un film de Jordan Peele , dans son établissement de dynamiques inconfortables entre des personnages dont la cohabitation forcée exacerbe les mécanismes d'oppression, particulièrement raciale. Alors que le point de vue se décentre d’Amanda et Clay pour alors glisser librement entre tous les personnages dans un entre-soi inconfortable, on constate que chacun des deux couples ne peut s’empêcher de considérer l’autre comme un envahisseur. L’un s'accommode de la situation tout en trouvant dérangeant d’être confronté à des étrangers dans un lieu considéré comme chez soi ; l’autre s’insurge de l’intrusion dans une résidence sur laquelle ils voudraient avoir plein droit, puisqu’ils l’ont payée. La méfiance s'installe d'emblée, Amanda et Clay croyant assez peu à la véracité de cette histoire de black out dont les effets ne se font pas ressentir dans la villa. Plus encore, et avec des penchants racistes manifestes, les vacanciers peinent à croire en l'identité de ce couple qui ne colle pas tout à fait à l'idée qu'ils se font de riches propriétaires.
« Il se passe quelque chose. » N’est-ce pas la trame de la théorie des six degrés de séparation ? Ils ont laissé entrer ces gens parce que ceux-ci sont noirs. C’est une façon de montrer qu’ils ne prennent pas tous les Noirs pour des criminels. Un criminel noir rusé pourrait en tirer parti !
Le huis clos qui se met en place évolue brutalement vers le roman-catastrophe quand un Bruit qui semble dépasser l’entendement retentit, comme un danger indéfinissable et mystérieux qui les terrifie. À partir de ce moment, ce qui ne pourrait n’être rien d’autre qu’une cohabitation inopportune devient une lutte pour la survie. Et dès lors que la menace du Bruit (toujours capitalisé dans le roman, tout-puissant et infernal) plane sur leurs chefs, les personnages sont déchirés entre l’envie de fuir et le sentiment de sûreté que semble leur offrir la maison. Les interactions et les dynamiques de pouvoir entre les protagonistes sont amplifiées et portées à un niveau dramatique. On assiste à l’irruption dans la narration d’une focalisation externe et omnisciente, commentant les actions des personnages en insistant sur leur ignorance : « Amanda ignorait que le Lavomatic était fermé, » affirme cette voix, dont les remarques deviennent de plus en plus alarmantes, concernant des événements aux implications de plus en plus globales.
Le terme huis clos prend tout son sens ici, où on observe les personnages s’agiter dans leur demeure comme des insectes dans un bocal, dans une sécurité relative ne dépendant que du bon vouloir de forces extérieures dont elles n’ont même pas conscience.
Difficile de ne pas penser au confinement de 2020 en découvrant ces circonstances où le monde extérieur manifeste une hostilité invisible mais sinistre, et impose la nécessité d’une proximité mettant à vif les relations interpersonnelles. La situation agit comme révélateur d’un monde qui déraille, où le social devient à la fois vide de sens et la seule chose qui rattache encore les personnes à leur humanité.
Ruth n’avait appris qu’une seule chose de cette situation : tout tenait ensemble par accord tacite. Pour tout défaire il suffisait qu’un élément le décide. Il n’existait pas de véritable structure pour empêcher le chaos, il n’y avait qu’une fois collective dans l’ordre.
« Ce n’est pas la fin du monde, dit G.H. C’est un aléa du marché. »
Il ne faut pas creuser bien loin pour voir dans ces personnages qui se débattent afin de conserver un semblant de vie normale tandis que le monde s’écroule un reflet des préoccupations écologiques actuelles. Car quand la narration externe évoque les événements tragiques aux répercussions planétaires qui ont lieu, elle le fait par la négation : tout cela se passe, mais les protagonistes l’ignorent. Ils y feront immanquablement face à un moment donné – les faits sont trop conséquents, trop graves pour ne pas les toucher –, aussi les péripéties qu’ils traversent semblent-elles bien futiles en comparaison à ce qui les attend.
Les arbres savaient ce qui se passait. Ils parlaient entre eux. Ils étaient sensibles aux réverbérations sismiques des bombes très lointaines. [...] Il y avait une menace dans les bois et Rose la sentait ; un autre enfant l’aurait appelée Dieu. Quelle importance si la tempête avait métastasé en une chose qui n’avait pas de nom ? Quelle importance si le réseau électrique s’était disloqué comme une structure en Lego ? Quelle importance si ces Lego non biodégradables allaient survivre à Notre-Dame, aux pyramides de Gizeh, aux pigments étalés sur les parois de Lascaux ?
Cette perspective qui flirte avec la collapsologie met en lumière la fragilité de la vie humaine et de l’équilibre nécessaire à son bon développement, notamment en ce qui concerne sa dépendance aux technologies modernes. Difficile de ne pas grincer des dents par ailleurs, en voyant ces deux familles tenter de sauver les apparences en continuant de maintenir l’illusion de vacances dans l’isolement de cette maison luxueuse. Les héros·ïnes de ce récit oscillent entre la panique et les efforts désespérés de vivre heureux·ses avant la fin du monde, dans une métaphore assez évidente du consumérisme américain. Et après tout, avec suffisamment de volonté, peut-être est-il possible de se persuader que le monde après nous , au final, n’existe pas vraiment.
En d’autres termes : le monde était fichu, alors pourquoi ne pas danser ? Le jour se lèverait, alors pourquoi ne pas dormir ? La fin était inévitable, alors pourquoi ne pas boire, manger, profiter de l’instant présent, quoi qu’il nous réserve ?
Après le succès de nombreuses œuvres à résonance sociétale ces dernières années ( Squid Game , Parasite , Don’t Look up ou encore Triangle of Sadness , pour ne citer que quelques uns des plus évidents), la réussite d’une œuvre articulant des enjeux sociaux et écologiques dans un thriller apocalyptique dans un huis clos dérangeant à souhait ne semble pas sortie de nulle part. Rumaan Alam signe ici un roman indubitablement remarquable, qui, même s’il manque peut-être un peu de subtilité dans son propos, tient ses promesses en tant que page-turner angoissant… reste à savoir ce qu’en fera l’adaptation .